12 – Les cycles chimiques et la vie.

Les physiciens utilisent souvent la notion de potentiel. J’ai moi-même ici parlé de l’énergie potentielle de l’eau dans un barrage. Il s’agit de l’énergie qu’il est possible d’obtenir en faisant tomber l’eau du barrage. Cette énergie est d’autant plus grande que le l’eau tombe de plus haut. Dans ce cas la hauteur du barrage est une mesure de potentiel et l’énergie obtenue est proportionnelle à la différence de potentiel c’est-à-dire la différence de hauteur de l’eau au départ et à l’arrivée. Elle est aussi proportionnelle à la quantité d’eau déversée. La notion de potentiel est également utilisée en électricité où les différences de potentiel se mesurent en volts et les débits en ampères. Ainsi un courant de 1 ampère fourni par une différence de potentiel de 1 volt fourni une énergie de 1 joule par seconde, c’est-à-dire une puissance de 1 watt. D’une façon générale on dit que les courants d’énergie s’écoulent des régions de haut potentiel vers les régions de bas potentiel comme l’eau s’écoule des sommets vers la plaine. De même que l’eau reste parfois prisonnière dans un creux, l’énergie peut elle aussi rester prisonnière dans un minimum de potentiel. On parle alors de puits de potentiel. Un puits de potentiel est un endroit où on peut aller puiser l’énergie emmagasinée.

Jusqu’ici nous avons pris nos exemples d’auto-organisation dans le domaine dynamique des fluides. Les particules d’un fluide échangent de l’énergie au cours de brèves interactions qualifiées de chocs entre particules. Lorsqu’un choc a lieu entre deux particules, il peut arriver qu’une liaison plus durable s’établisse. On parle alors de réaction chimique et de formation de molécules. Si un choc peut former une molécule, un autre choc peut la défaire. L’étude de ces interactions aléatoires relève aussi de la mécanique statistique c’est-à-dire de la thermodynamique. Le premier a avoir appliqué la thermodynamique aux réactions chimiques est l’américain J. Willard Gibbs (1). On lui doit l’introduction de la notion de potentiel en chimie.

Une molécule forme un puits de potentiel. La molécule est d’autant plus stable que la barrière de potentiel qui entoure le puits est plus haute. Pour dissocier la molécule, il faut disposer d’une énergie suffisante pour franchir la barrière de potentiel. L’énergie minimale nécessaire pour produire une réaction chimique s’appelle l’énergie d’activation (2). Elle est donnée par la hauteur de la barrière de potentiel. Un choc violent peut fournir assez d’énergie pour franchir cette barrière et dissocier la molécule.

Si le potentiel à l’extérieur du puits est plus bas que celui à l’intérieur du puits, la dissociation de la molécule libère plus d’énergie qu’il n’en a fallu pour franchir la barrière. L’énergie étant généralement libérée sous forme de chaleur, on dit que la dissociation est exothermique. Si l’élévation de température est suffisante, l’énergie libérée peut servir à dissocier d’autres molécules produisant une réaction en chaîne avec forte dissipation d’énergie. L’état final étant plus stable que l’état initial, on dit que la molécule initiale est dans un état métastable.

C’est par exemple le cas d’une molécule d’eau oxygénée (3) appelée aussi peroxyde d’hydrogène . Celle-ci est formée de deux atomes d’hydrogène (H) attachés à deux atomes d’oxygène (O) dans l’ordre H-O-O-H. À la température ordinaire, rares sont les chocs qui permettent de la dissocier. Mais si on la chauffe, les chocs deviennent plus énergiques et l’eau oxygénée se décompose rapidement en eau ordinaire (H-O-H) beaucoup plus stable et en oxygène.

Inversement, une molécule peut être plus stable que ses composants. C’est le cas de l’eau ordinaire. Dans ce cas, c’est le mélange hydrogène et oxygène qui est métastable et c’est leur association qui est exothermique. À la température ordinaire l’énergie apportée par les chocs est insuffisante pour franchir la barrière de potentiel qui empêche d’unir les deux composants. Si on élève suffisamment la température du mélange, alors une réaction en chaîne peut se déclencher. Le mélange explose en libérant de l’énergie et en produisant de l’eau.

Revenons maintenant au cas de l’eau oxygénée. Chacun a pu constater que si l’on désinfecte une plaie avec de l’eau oxygénée, il y a production abondante de mousse (4). L’eau oxygénée se décompose en libérant de l’oxygène et de l’énergie. Que s’est-il produit? Le sang contient un enzyme appelé catalase (5) dont le rôle est justement de décomposer l’eau oxygénée, dangereux oxydant pour nous comme pour les bactéries. Du point de vue chimique, les enzymes sont des catalyseurs, c’est-à-dire des molécules qui accélèrent certaines réactions chimiques en abaissant les barrières de potentiel.

Un catalyseur comme la catalase agit en s’unissant temporairement avec l’eau oxygénée pour libérer de l’eau. La molécule complexe ainsi formée est elle-même dissociée par l’eau oxygénée libérant à nouveau de l’eau, de l’oxygène et la catalase elle-même qui se retrouve intacte à la fin de ce cycle de réactions. Le cycle peut donc recommencer. Du point de vue thermodynamique, ce cycle de réaction, appelé aussi cycle catalytique ou métabolique, est celui d’une micro-machine thermique capable de pomper l’énergie à l’intérieur d’un puits de potentiel. L’énergie nécessaire pour faire marcher la pompe provient de celle libérée par la réaction. C’est donc tout à fait l’analogue des cellules de Bénard ou des cyclones qui utilisent une partie de l’énergie transférée pour accélérer le transfert. Une fois amorcée, la pompe transfère l’énergie comme un siphon transfère l’eau par dessus la margelle d’un puits.

catalase
molécule de catalase

Tous ces mécanismes cycliques proviennent du fait que pour avancer il faut faire un pas devant l’autre et recommencer sans cesse la même suite de mouvements périodiques. De même un rameur reproduit périodiquement les même gestes avec ses rames. Pour extraire l’eau d’un puits, l’usage était d’attacher un seau à une chaîne, d’enrouler la chaîne sur un tambour et de tourner la manivelle. Les cycles chimiques sont les manivelles qui permettent d’extraire l’énergie des puits de potentiel. La nature a semble-t’il inventé la roue bien avant l’homme.

Dans mon avant dernier article, j’ai montré que le cycle de rotation d’une cellule de Bénard formait une boucle d’asservissement. C’est aussi le cas bien sûr des cycles catalytiques. Il arrive fréquemment que l’enzyme qui catalyse la première réaction du cycle soit inhibé par le produit ultime de la réaction. Lorsque sa concentration de ce produit atteint une valeur critique, la réaction s’arrête. Elle reprend si sa concentration diminue. On a alors un stabilisateur de concentration comme un thermostat est un stabilisateur de température. L’enzyme peut aussi être activé par le produit final. La réaction alors s’accélère jusqu’à élimination totale du produit de départ. Les organismes vivants contiennent des milliers de cycles catalytiques leur permettant de réagir ainsi aux fluctuations du monde extérieur et par conséquent d’acquérir un certain degré de conscience (6).

On sait que les boucles d’asservissement peuvent parfois provoquer des oscillations. Il en est de même des cycles catalytiques. On pense que certains cycles catalytiques servent d’horloge interne aux êtres vivants. Lorsque nous vieillissons, ces cycles ralentissent nous donnant l’impression que le temps s’écoule de plus en plus vite, impression joliment décrite par Saint Exupéry dans l’épisode de l’allumeur de réverbères du Petit Prince.

Vers la fin des années 50, deux chimistes russes Belousov et Zhabotinsky (7) qui étudiaient les cycles métaboliques ont eu la surprise de voir la couleur de leur mélange osciller périodiquement. Des ondes colorées se propageaient dans leur solution. Bill Early, professeur de chimie au collège jésuite de l’Université de Georgetown, raconte qu’après avoir fait une conférence sur les réactions de Belousov et Zhabotinsky(8), il s’est trouvé avec deux prêtres jésuites dans un ascenseur. Voyant son éprouvette changer périodiquement de couleur, un prêtre lui aurait demandé si le contenu de son éprouvette était vivant. Il aurait répondu: “ce contenu est comme vous, mon père, il métabolise mais ne se reproduit pas” (9)

On pense maintenant que, peu de temps avant l’apparition de la vie, de nombreux cycles métaboliques s’auto-organisaient pour dissiper l’énergie. Certains apparurent capables de synthétiser leurs propres catalyseurs. Le phénomène de reproduction était né. Une étape essentielle était franchie vers la formation d’organismes vivants (10).

(1) http://en.wikipedia.org/wiki/Josiah_Willard_Gibbs
(2) http://fr.wikipedia.org/wiki/Énergie_d’activation
(3) http://fr.wikipedia.org/wiki/Eau_oxygénée
(4) http://www.canal-educatif.fr/video1_chapitree.html
(5) http://en.wikipedia.org/wiki/Catalase
(6) Sur la cybernétique des cycles catalytiques lire: Jacques Monod, Le hasard et la nécessité (Seuil, 1970), chapitre 4.
(7) http://www.ac-poitiers.fr/sc_phys/cyberlab/cyberter/fete_chi/BZ/bz.htm
(8) (en anglais) http://online.redwoods.cc.ca.us/instruct/darnold/deproj/Sp98/Gabe/
(9) Rapporté par E. Schneider et D. Sagan dans: Into the cool (Chicago, 2005), chap. 7.
(10) Voir: Maynard Smith et al., Les origines de la vie (Dunod, 2000).


3 réflexions sur « 12 – Les cycles chimiques et la vie. »

  1. Pourriez-vous exposer le processus par lequel le ralentissement des cycles catalytiques modifierait notre perception du temps.

  2. Comme tous les oscillateurs dits de relaxation, les cycles catalytiques n’ont pas de période propre. Leur période est d’autant plus courte que le flux d’énergie est plus rapide. C’est pourquoi le temps parait s’écouler plus vite aux adultes qu’aux enfants. Toutefois, ces cycles se synchronisent très facilement sur une période extérieure, par exemple le jour et la nuit.

Les commentaires sont fermés.