Il est tentant d’appliquer les notions développées dans le billet précédent au cerveau global d’une société. On sait que le modèle de Bak et Stassinopoulos s’applique à un réseau quelconque de neurones, c’est-à-dire d’agents capables de mémoriser et d’échanger de l’information. Il s’applique donc à une société humaine, mais à un niveau de complexité beaucoup plus élevé. Tandis qu’un neurone peut prendre deux états différents (excité ou non), c’est-à-dire mémoriser un bit d’information, un individu mémorise des gigabits d’information. Comme les neurones, les individus qui partagent les mêmes informations, c’est-à-dire les mêmes croyances, forment des domaines d’Ising. C’est le cas, par exemple, des individus qui partagent les mêmes idées politiques. L’évolution de ces différents domaines caractérise l’évolution de la société.
Nous avons vu que l’ensemble des neurones (ici les individus de la société) reçoit des signaux mesurant son degré de satisfaction, par exemple l’apport ou non de nourriture. Une des difficultés d’application du modèle est que ces signaux sont les mêmes pour tous. Bak et Stassinopoulos parlent de « democratic reinforcement » (1). Il est clair que dans nos sociétés actuelles, les riches peuvent être satisfaits tandis que les pauvres ne le seront pas. Dans mon livre (2), j’applique ce modèle à la fin de l’empire romain, ce qui limite implicitement son application aux gens riches, c’est-à-dire influents. Je l’applique ici à l’évolution de la France d’après guerre. Je l’utilise en première approximation et montre en quoi les inégalités de richesses affectent les conclusions.
À la fin de la dernière guerre mondiale, l’économie française était en ruine et les inégalités de richesses limitées de sorte que le modèle est valable en première approximation. Nous avons vu (billet précédent) que, dans ces conditions d’insatisfaction générale, les seuils sont très bas. Cela implique de très larges domaines d’Ising correspondant à une volonté commune de reconstruire l’économie. J’ai dit que, dans ce cas, le cerveau percole abondamment conduisant à une activité intense et désordonnée. Tout le monde veut agir, mais personne n’est d’accord sur la manière d’agir. Les gouvernements ne cessent de se succéder. Les dissensions sont grandes notamment au sujet des colonies. C’est la guerre d’Indochine puis celle d’Algérie.
Petit à petit l’économie se remet en route. Le degré de satisfaction augmentant, les seuils s’élèvent. Le nombre de chemins à travers lesquels le cerveau global peut percoler diminue. Revenu au pouvoir, De Gaulle impose les grandes lignes directrices. Les riches poussent l’économie à se développer rapidement. Les Russes ayant pris de l’avance, notamment dans le domaine de la recherche spatiale, il faut les rattraper.
L’économie va progresser à grands pas. Les inégalités de richesses aussi. De plus en plus satisfaits, les riches commencent à somnoler, tandis que la classe ouvrière s’agite. Le baby-boom d’après guerre amène une génération d’étudiants dans des universités qui ne sont pas encore prêtes à les recevoir. C’est la première crise de croissance: mai 68. De Gaulle s’étant retiré, les classes aisées mettent au pouvoir Georges Pompidou, un ancien dirigeant de la banque Rothschild.
De nouveau rassurés, les riches s’endorment, mais l’horizon international reste nuageux: c’est toujours la guerre froide. Un nombre croissants d’intellectuels s’interrogent sur les effets à long terme du développement économique. En 1972, le Club de Rome publie son rapport sur les limites de la croissance. Il était alors encore temps pour prendre les dispositions nécessaires. Mais, s’enrichissant de la croissance, les classes au pouvoir restent sourdes.
Carl Gustav Jung a introduit la notion d’inconscient collectif, montrant bien que la notion d’inconscient s’applique aussi au cerveau global. Il en est de même de la notion de refoulement. L’idée de limiter la croissance économique est refoulée par le cerveau global. Elle reste dans le domaine de son inconscient. Peut-on psychanalyser une société? Je pense que oui. C’est le rôle des sondages et des élections. Ils révèlent l’inconscient de la société.
En octobre 73, c’est la guerre du Kippour. L’OPEP décide de réduire sa production de pétrole. Le prix de celui-ci augmente de 70%. On parle de choc pétrolier. Apparaissent les premiers symptômes d’un ralentissement de la croissance économique. Mais les français se sont suffisamment enrichis pour supporter le choc. L’idée d’une fin du pétrole est toujours refoulée. Les élections présidentielles de 1974 offrent l’occasion d’une prise de conscience. Un nouveau parti politique est créé, le parti écologiste. René Dumont est candidat à la présidence de la République, montrant que l’écologie est entrée dans l’inconscient collectif. Les élections révèlent cet inconscient sans apporter de cure. Aux mains des classes aisées, les médias convainquent aisément le peuple d’élire Valéry Giscard d’Estaing président de la République. Toujours plus riche, la classe aisée se rendort pleine de foi en l’avenir.
La libéralisation va alors entraîner la classe ouvrière vers un chômage grandissant. En 1981, le mécontentement amène François Mitterand au pouvoir. L’économie est dans un creux. Après deux ans d’hésitations du gouvernement Mauroy, les socialistes optent pour l’économie de marché. Ils ne reviendront plus en arrière. À l’origine refoulées, les idées socialistes sont maintenant assimilées, comme étant compatibles avec une économie de marché. Initialement distincts, ces deux domaines d’Ising se rejoignent dans l’espoir de réveiller l’économie en améliorant la percolation. C’est le passage du rejet à la récupération (3).
En 1989, le bloc soviétique s’effondre avec la chute du mur de Berlin. En occident, le libéralisme triomphe. En 1992, le cerveau global de la France s’insère officiellement dans un cerveau européen avec le traité de Maastricht. C’est désormais lui qui prendra les décisions. Jacques Chirac est élu président en 1995. Il le restera jusqu’en 2007. Ses différents gouvernements, dits de cohabitation, vont œuvrer au développement de l’économie de marché.
En 2005, les Français se prononcent contre la constitution européenne, mais ils ne sont plus maîtres des décisions qui les concernent. Avec Nicolas Sarkozy, élu président en 2007, elle sera remplacée par la signature d’un traité. Il parait alors de plus en plus clair que le climat se réchauffe. Sarkozy organise des consultations dites du Grenelle de l’environnement. Du rejet initial on passe là encore à la récupération (3). L’opinion générale est qu’un mode de croissance, appelé développement durable, est possible.
La crise financière de 2008 semble donner raison à l’inconscient collectif des Français, mais celui-ci est refoulé par le cerveau global européen. Le chômage continuant à progresser, les Français se tournent en 2012 vers François Hollande, tout en s’étonnant qu’il poursuive la même politique que son prédécesseur.
Pendant ce temps les révolutions de couleur se succèdent aux frontières de l’Europe, tandis qu’une certaine prospérité revient en Russie. Les troubles arrivent aujourd’hui aux frontières entre l’Europe et la Russie. Nous sommes à douze jours des élections européennes. Les temps sont mûrs pour une psychanalyse du rêve européen.
(1) Stassinopoulos, D., and Bak, P., Democratic Reinforcement. A Principle for Brain Function, Physical Review E 51, 5033.
(2) Roddier, F., Thermodynamique de l’évolution, Parole éd., 2012. Section 14.4.2.
(3) Idem. Section 15.3.3.
Vous dites : « La libéralisation va alors entraîner la classe ouvrière vers un chômage grandissant. En 1981, le mécontentement amène François Mitterand au pouvoir. L’économie est dans un creux. Après deux ans d’hésitations du gouvernement Mauroy, les socialistes optent pour l’économie de marché. Ils ne reviendront plus en arrière. À l’origine refoulées, les idées socialistes sont maintenant assimilées, comme étant compatibles avec une économie de marché. Initialement distincts, ces deux domaines d’Ising se rejoignent dans l’espoir de réveiller l’économie en améliorant la percolation. »
N’est ce pas plutôt que les socialistes ont trahi leurs électeurs ? Vous dites d’ailleurs dans le paragraphe suivant : « En occident, le libéralisme triomphe ». Or cela me semble contradictoire avec l’affirmation du paragraphe précédent, d’une assimilation/compatibilité des idées socialistes, c-à-d d’une « déradicalisation » du libéralisme autant que du socialisme.
“L’économie est dans un creux.”
Cette expression retient toute mon attention.
Elle devrait particulièrement retenir celle de M. Roddier, lui qui aime tant les creux et les bosses… : )
En effet, ce qui peut être dit pour l’économie, peut selon moi, se dire aussi pour une personne, voire une société… Comment cela s’explique-t-il ?