77 – Science sans conscience

J’aborde aujourd’hui un sujet que j’ai longtemps laissé de coté parce qu’il laisse planer la plus grande incertitude sur l’avenir de l’humanité: la fusion nucléaire.

J’en dis un mot dans mon livre (Thermodynamique de l’évolution, p. 187) tout en émettant des doutes sur ses possibilités à court terme. Tandis qu’il devient chaque jour plus clair que les réserves en pétrole de l’humanité s’amenuisent, plus nombreux sont ceux qui portent leurs espoirs vers la fusion nucléaire. Que faut-il en penser?

Je continue à douter que la fusion nucléaire puisse rapidement devenir une source d’énergie utilisable pour l’humanité, mais rien ne s’oppose à ce qu’elle le devienne un jour ou l’autre. Comme je le dis souvent, le problème pour l’humanité n’est pas tant de trouver de l’énergie, que d’évacuer l’entropie liée à sa dissipation. Je me demande alors si ceux qui rèvent de fusion nucléaire se rendent compte de ce que cela implique.

Nombreux sont les biologistes qui, à la suite de Prigogine, réalisent aujourd’hui que la vie est un processus physico-chimique apparu sur Terre pour dissiper l’énergie solaire. L’homme a ceci de particulier qu’il a développé des processus exosomatiques pour le faire. Cela lui a permis d’utiliser des formes d’énergie solaire dites fossiles qui avait été jusqu’ici laissées de coté par les autres êtres vivants. On prends tout juste conscience aujourd’hui des conséquences que cela a entraîné: en quelques siècles la population humaine a décuplé, provoquant une extinction massive d’autres espèces tout en déclenchant une modification quasi-irréversible du climat.

Ce faisant l’humanité a radicalement changé. Formée initialement de populations échangeant relativement peu d’information entre elles, autre que locale, elle développe aujourd’hui des réseaux échangeant une quantité chaque jour croissante d’information à travers tout le globe. Autrement dit, elle se met à former à elle seule un organisme vivant unique dont les individus en sont les cellules. Comme toutes cellules, celles-ci se différencient pour contribuer chacune à sa manière à la vie de l’ensemble.

Il est clair qu’un tel enfantement ne se fait pas sans douleur. C’est malheureusement dans la douleur que les êtres vivants prennent conscience d’eux-même. L’épuisement de nos ressources pétrolières va mettre en danger la survie d’une fraction de plus en plus importante de la population du globe, notamment parmi les plus pauvres. On sait déjà que le développement des sources d’énergies dites renouvelables ne sera pas assez rapide pour compenser le déficit dû à l’épuisement des énergies fossiles. En ce sens, la production d’énergie par fusion nucléaire apparait comme une bonne nouvelle.

On oublie peut être un peu vite qu’il y a 50 ans la production d’énergie par fission nucléaire a été acueillie avec enthousiasme. Peut-être aurait-on dû être plus circonspect et mieux réfléchir aux implications:  un processus physico-chimique, la vie, se montrait capable de déclencher des réactions thermonucléaires! Rien de moins naturel.

Manquant de pétrole, la France a fait de la fission un des piliers de sa politique énergétique. Beaucoup s’en mordent aujourd’hui les doigts. Moins polluante, la fusion nucléaire parait plus attrayante. Mais la production d’entropie ne se limite pas à la pollution. Elle mesure l’ensemble des modifications de l’environnement. On a vu à quelle vitesse l’utilisation des énergies fossiles a modifié notre environnement. Qu’en serait-il de la fusion nucléaire?

J’ai souvent parlé dans ce blog, comme dans mon livre, du principe de production maximale d’entropie. Imaginons que la fusion nucléaire offre à l’homme une source d’énergie quasi-illimitée. J’en compare souvent les conséquences à celles d’un feu de paille. Si l’humanité est faite pour maximiser sa dissipation de l’énergie, alors elle va sans aucun doute maximiser sa dissipation de l’énergie de fusion, à moins qu’elle ne prenne conscience des conséquences à long terme que cela entraîne pour son environnement.

Il semble qu’une prise de conscience collective s’est faite jour pour la fission. Parce moins polluante, la fusion risque de ne pas provoquer la même prise de conscience. Pourtant le problème reste le même. La raison en est qu’en tant qu’êtres vivants nous sommes adaptés à un flux limité d’énergie, celui de l’énergie solaire, pas à un flux capable de croître indéfiniment. J’ai dit que les prises de conscience se font dans la douleur. Cela risque d’être le cas pour la fusion, lorsque celle-ci verra le jour.

On a vu que l’humanité tend aujourd’hui à former un organisme vivant unique, pourvu d’un cerveau global. Combien de temps mettra ce cerveau global pour prendre conscience du processus et limiter son taux de dissipation d’énergie? C’est pourtant ce que font tous les organismes vivants grâce à un mécanisme de régulation créant la « sasiété ». Lorsque nous sommes « raisonables », nous nous arrêtons de manger lorsque nous n’avons plus faim. De même, notre pancréas régule notre consommation de glucose grâce à deux hormones ayant des actions opposées, l’insuline et le glucagon. Cela entraîne le phénomène d’homéostasie. Nos sociétés humaines sauront-elles un jour atteindre l’homéostasie? C’est déjà ce qu’espérais Rabelais lorsqu’il fait dire à Gargantua écrivant à son fils Pantagruel: « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».


15 réflexions sur « 77 – Science sans conscience »

  1. Bonjour,

    merci pour cet excellent article comme toujours.
    On peut se poser la même question au niveau des énergies dites renouvelables (vent, solaire, hydraulique,…) sources d’énergies quasi-illimitées. Si l’humanité est faite pour maximiser sa dissipation de l’énergie, alors elle va sans aucun doute maximiser sa dissipation des énergies renouvelables, et entrainer des conséquences à long terme sur son environnement.
    Ne doit-on pas orienter nos recherches sur les moyens d’externaliser notre dissipation d’énergie vers l’espace ?

    1. Il est important de bien distinguer la notion de stock de celle de flux. Les énergies renouvelables sont sous forme de flux. Leur débit (quantité d’énergie reçue par seconde et par unité de surface) est limité. Le nombre d’êtres vivants croit d’abord exponentiellement puis se stabilise lorsque leur consommation (en énergie par seconde) est égale au flux reçu. Le problème des énergies non renouvelables est qu’elles sont sous forme de stock. Le nombre d’êtres vivants croît exponentiellement pour s’effondrer ensuite à l’épuisement du stock. Il n’y a pas de stabilisation possible à moins que ceux-ci ne limitent volontairement leur consommation.

  2. Merci pour cet excellent article encore une fois très éclairant.
    Il me semble que la question posée par cet article est la suivante: Comment l’humanité qui tend aujourd’hui à former un organisme vivant unique pourra-t-elle reconnaître la sasiété?
    Vous parlez de deux hormones qui régulent et provoquent l’homéostasie de l’organisme.
    Ne pensez vous pas que les deux monnaies dont vous parlez pourraient agir de la même manière sur l’organisme vivant unique de l’humanité comme le font l’insuline et le glucagon sur l’homéostasie du corps humain?
    Il ne faut pas oublier que les énergies fossiles et les énergies renouvelables sont de nature différentes et demandent par conséquent une approche différente.

  3. l’épuisement de certaines ressources va déclencher un phénomène d’apoptose pour reprendre votre métaphore cellulaire.
    Pardonnez mon inculture, mais existe-t-il et où des centrales en service procédant à la fusion nucléaire ? Merci.

    1. mea culpa, il y a tout dans votre livre, le fonctionnement du soleil, la bombe H et le projet ITER de Cadarache.
      c’est donc la pénurie d’énergie qui peut nous sauver, car elle induit la coopération et une vision collective salvatrice par delà les excès de la compétition court-termiste.

      1. Ce qui induit la non-coopération, c’est la monnaie. Mais en contrepartie, c’est elle qui catalyse les échanges. Et par ce côté, elle favorise les interactions (donc la dissipation).
        La coopération s’obtient lorsque le système dissipatif optimise au mieux. Il faut du temps, de la stabilité, de l’information, qui conduisent a une redistribution la plus homogène possible. Au final, il en résulte une homogénéité des acteurs individuels, qui tend a les faire coopérer.

  4. « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».

    Sur le dernier carton du film Métropolis, de Fritz Lang et seul film de l’Histoire à être classé au patrimoine mondial de l’UNESCO – on lit : « Entre les mains et le cerveau, le cœur doit être le médiateur ».

    Cette morale évoque la métaphore de Menenius Agrippa : «  Les membres du corps humain, voyant que l’estomac restait oisif, séparèrent leur cause de la sienne, et lui refusèrent leur office. Mais cette conspiration les fit bientôt tomber eux-mêmes en langueur; ils comprirent alors que l’estomac distribuait à chacun d’eux la nourriture qu’il avait reçue, et rentrèrent en grâce avec lui. Ainsi le sénat et le peuple, qui sont comme un seul corps, périssent par la désunion, et vivent pleins de force par la concorde »

    Nous sommes donc face un “circular feedback” : mon cœur en accord avec ton cœur !

    En effet, peut-on tenir longtemps un raisonnement, ou simplement avoir une pensée quelconque sans repasser en son coeur l’action qui en découle, et réciproquement mener longtemps une action personnelle sans repasser en son cœur ce que l’on active justement de sa mémoire, de sa raison et de son intelligence ?

    Le « Connais-toi toi-même » socratique ne devrait-il pas être le synonyme d’une porte rayonnante ? Une porte d’une conscience ouverte vers l’écoute et la prise en compte de toutes nos souffrances, nos pensées et nos souvenirs, afin de disposer au mieux de notre avenir par rapport au présent; comme si nous pouvions voir le centre de notre personnalité, le siège de notre vie psychique, comme la totalité (ou presque) de notre vie intérieure.

     
    De là, se pourrait-il que notre cœur remette en mémoire tout ce que nous avons vécu, et à chacune de ses pulsations renouvelle également nos pensées, comme nos souvenirs ?

    Tout comme Homère, mais bien après les Egyptiens, les Mésopotamiens et les Hébreux, Aristote pensa que c’est le cœur, et non le cerveau, qui est la source d’où coulent l’intelligence et les sentiments.

    En effet, dans ces temps anciens, Le cœur désignait toute la personnalité consciente de l’homme, le centre décisif de son être intérieur, sa vie spirituelle et intellectuelle. Bref, il signifiait l’intelligence, la raison, la volonté, la mémoire et le cerveau.

    Mais aujourd’hui, où en sommes-nous, M. Roddier ?
    Nous désignons aujourd’hui par notre tête ce que l’on désignait hier avec son cœur. Voilà comment nous voyons donc les choses ?
    La tête calcule pendant que le cœur bat. Point barre !

    À moins que votre billet nous annonce : qu’entre science et conscience, le cœur doit aussi être le ‘médiateur’…

    1. Aujourd’hui, l’homme est grisé par le progrès scientifique et technique. Les ordinateurs ont démultiplié le pouvoir de son cerveau rationnel, le néocortex. Quoique plus puissants que lui, ils lui sont pourtant entièrement soumis. De la même façon, notre néocortex est soumis à notre cerveau limbique, siège de nos émotions, qu’on appelait autrefois le « cœur ». Notre cerveau limbique est lui-même au service d’un cerveau encore plus ancien, le cerveau reptilien. Ce dernier a été créé par nos gènes pour les servir. C’est pourquoi Richard Dawkins les qualifie d’égoïstes. Simples molécules, nos gènes obéissent enfin aux lois de la thermodynamique.

      1. M. Roddier, votre liste chaînée, sous le principe de soumission qui gouverne du dernier maillon (les ordinateurs complexes) jusqu’au premier (l’application des lois de la thermodynamique) me laisse songeur. Car, cette succession d’évènements s’enchaîne si bien, telle une poupée russe qui contient une poupée russe plus petite et ainsi de suite; qu’elle me fait penser à une fonction “itérative”.

        Soit, vous procédez par images similaires, répétant à chaque étape la même mise en abîme : la soumission de l’ordinateur au règne humain, lui-même soumis au règne des 3 cerveaux, du plus jeune au plus ancien, qui sont à leur tour soumis aux gènes égoïstes qui obéissent, enfin, aux seules lois de la thermodynamique.

        Donc, dans ce processus, ces lois constituent la condition première, mais aussi la boucle finale d’un engagement de la matière défilant de façon linéaire et toujours dans le même sens, vers toujours plus de complexité.
        Rien ne pourrait donc échapper à cet ensemble si bien organisé d’entités soumises les unes dans les autres, comme si les lois de la thermodynamique nous apparaissait in fine ou d’une manière récursive, comme “ la Clé de la Serrure de la Porte d’entrée de la Maison de la Rue du bout du Village de la Silicon Valley. ” : ))

        Toujours au sujet de cette fonction de soumission, qui donc, se poursuit au-delà de nous-mêmes, on peut souligner un autre fil conducteur dans ce dispositif implacable : ordinateur<néocortex<cerveau limbique<cerveau reptilien<gènes<lois, et qui ferait appel simplement à la mémoire. En effet, tout semble soumis, dans votre dispositif, à cette obligation de conserver le passé, exposé sous formes de mémoires gigognes, (mémoires mortes, mémoires vives, mémoires collectives), placées les unes à l'intérieur des autres.

        Évidemment, on peut se demander si les lois de la thermodynamique ne sont pas, elles aussi, soumises au devoir de perpétuer la mémoire de l’Univers, aussi loin que remonte le souvenir de l’espace-temps.

        « Entre l’espace et le temps, la mémoire doit être le médiateur. » : ))

        Enfin, M. Roddier, dans le sens inverse de cette énumération de SOUMISSION, existerait-il une fonction d’ÉMANCIPATION… de la mémoire ?

        De la même façon, certains disent que l’homme s’est émancipé du règne animal. D’autres disent que la technique pourrait demain s’émanciper du règne humain, pour se vouer à une meilleure adaptation à son propre milieu, dans un perpétuel développement…

        Aussi, et à fur et à mesure que notre mémoire se dissipe, nous ressentons étrangement un besoin croissant de concentrer cette dernière dans le moins d’espace possible…
        Alors, quel chemin la nature suit donc, et métaphoriquement parlant, avançons-nous sous la contrainte dans la vallée de l’abîme, ou, répondons-nous à un appel de la montagne ?

        1. La mémoire est en effet essentielle. Elle est une propriété des systèmes non-linéaires. Plus un système mémorise d’information plus il peut en effacer, donc plus il peut dissiper de l’énergie. Votre allusion à une mémoire de l’univers nous conduit à l’hypothèse de Lee Smolin (1). L’univers se reproduirait à travers les trous noirs de façon à maximiser la production de trous noirs. L’algorithme de maximisation de la production d’entropie serait un algorithme de type génétique. Cela expliquerait pourquoi les constantes fondamentales de la physique sont finement ajustées de façon à faire apparaître la vie.

          Ce que vous appelez « émancipation » n’est autre que la mutation. Si la majorité des mutations vont dans la vallée de l’abîme, celles qui vont vers les sommets, maximisent la dissipation d’énergie en comprimant toujours davantage d’information, processus de compression (ou de compréhension) que nous nommons « intelligence ». L’humanité évolue clairement vers un processus de mémoire, donc d’intelligence collective. Si la mémoire de l’effondrement de l’empire romain n’est restée que partielle, celle de l’effondrement qui s’annonce marquera certainement à tout jamais l’humanité. Ceux qui s’en sortirons, sont ceux qui auront su s’émanciper de la pensée actuelle dominante.

          (1) Lee Smolin, The Life of the Cosmos, Oxford, 1997.

          1. Bonsoir M. Roddier.

            “Mutation”, dites vous ?!
            Ben ça, c’est assez incroyable! Serait-ce une simple coïncidence ?

            Pendant que je rédigeais mon deuxième commentaire, j’avais encore sous les yeux, la première de couverture du magazine ‘Harvard Business Review’, dont je me suis servi précédemment, en une certaine manière; retenant essentiellement le sens de son graphisme. https://lh6.googleusercontent.com/-8ys6DIs3jdM/VYBlyqzxR3I/AAAAAAAAAPI/7q8i8qE_eHU/w611-h815-no/PENSER-RESSENTIR-AGIR.jpg

            J’ai ensuite cherché sur internet une citation ressemblante et je suis donc tombé, un peu par hasard, sur le dernier carton du film Métropolis : « Entre les mains et le cerveau, le cœur doit être le médiateur »

            Mais, je n’ai pas eu l’audace comme vous d’utiliser le mot mutation, car je le trouvais trop fort… Mais vous, si ! Vous avez osé. D’où vient cette différence ? Peut-être que vous pensez plus ‘jeune’ que moi. Le fait d’avoir été longtemps astronome n’y est sans doute pas étranger…
            Je me souviens d’une bande dessinée de Reiser, où un bonhomme devenait de plus en plus jeune et beau, à fur et à mesure qu’il racontait l’histoire de l’Univers à une femme, assise à côté de lui, se laissant peu à peu séduire par la beauté naturelle de toute cette mécanique céleste…
            Alors, pourquoi devient-on astronome ? Pourquoi êtes-vous devenu astronome, M. Roddier ?
            En quête des origines, ou en quête d’étoiles, l’astronome serait-il en quête d’éternelle jeunesse, dans un monde en perpétuelle mutation ?
            Et, surtout loin de tout Marketing qui cherche aussi à englober, disons… d’une manière plus persuasive, tout le cycle de la vie ?…

            1. Sur la figure 10 de mon livre (p. 113) vous verrez que si l’équilibre se trouve entre l’action et la réflexion, il se trouve aussi entre la tradition et l’innovation. La Harvard Business School ira-t-elle jusqu’à suggérer de modérer l’innovation?

Répondre à François Roddier Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.