Archives mensuelles : octobre 2006

14 – Apparition de l’ADN

Quelques centaines de millions d’années après sa naissance, l’apparition du phénomène d’autocatalyse va révolutionner notre planète. Une grande industrie chimique y prend naissance là où l’énergie est disponible (1). La convection se charge du transport des molécules. Tout un réseau d’échanges s’établit.

Cette révolution n’est pas sans rappeler la révolution industrielle actuelle mais sur une échelle de temps beaucoup plus grande. Des ensembles autocatalytiques se développent en fonction de la demande. D’autres font faillite ou sont “rachetés” (englobés) par des ensembles plus gros. Des chaînes de molécules deviennent disponibles sur le marché. Ce sont les polymères. Les premières chaînes d’acides aminés ou polypeptides sont particulièrement populaires à cause de leur vertus catalysantes. Elles donneront plus tard naissance aux enzymes actuels.

Tout ceci mène à une sorte de “pollution industrielle”. L’environnement change peu à peu. Les hypercycles sont fragiles. Il suffit qu’un élément de la chaîne fasse faillite pour que toute la production s’arrête. Plus ces éléments sont nombreux, plus la probabilité de défaillance est élevée. Au fur et à mesure que l’environnement change, de grands ensembles autocatalytiques, qui s’étaient lentement et “savamment” organisés, s’effondrent. Seuls les petits ensembles arrivent à survivre, formant sans cesse de nouvelles alliances. Cela leur permet de s’adapter aux changements.

Grâce sans doute aux polypeptides, de nouvelles chaînes de molécules apparaissent. Ce sont les polynucléotides. Plus stables que les polypeptides, ils résistent mieux aux variations de l’environnement. Moins actifs chimiquement, ils ont néanmoins eux aussi quelques propriétés catalysantes. Peu à peu, ils évoluent et aident à régénérer les polypeptides. Les deux catégories de polymères s’aident ainsi mutuellement à survivre.

Toutes ces chaînes de molécules ont toutefois de la peine à dépasser quelques dizaines de maillons. Pour produire une longue chaîne il faut assembler de nombreux maillons. Mais ceux-ci ont tendance à se disperser, de sorte que les longues chaînes sont très lentes à assembler. Réagissant chimiquement, elles disparaissent plus vite qu’elles ne sont produites.

Un troisième type de molécule va sauver la situation. Ce sont les acides gras (2). On trouve des acides gras dans le savon. Ils permettent la formation des bulles de savon. Avec les acides gras, de l’écume apparaît dans l’océan. Des grosses molécules se trouvent accidentellement enfermées dans des bulles (3) semblables à des bulles de savon. Elles peuvent cependant continuer à réagir chimiquement car la paroi des bulles n’est pas parfaite: elle laisse passer les petites molécules comme celles de l’eau, du gaz carbonique, ou de l’oxygène. Mais les grosses molécules (peptides, nucléotides) restent prisonnières. Elles ne peuvent plus se disperser. Les longues chaînes vont alors pouvoir se former.

Certaines de ces bulles renferment assez de macromolécules pour former un ensemble autocatalytique. La bulle grossit alors rapidement et éclate. Il arrive cependant que l’ensemble enfermé dans la bulle soit capable de produire ses propres acides gras. Alors, sa paroi s’agrandit. Elle s’agrandit même plus vite que le volume de la bulle n’augmente. Devenue trop grande, la bulle s’allonge et se scinde en deux, un phénomène que l’on peut maintenant reproduire en laboratoire (4) (voir figure). On pense que ce phénomène est à l’origine de la division des cellules vivantes.

bulles
Division de cellules artificielles (4)

Lorsqu’on coupe en deux un ensemble autocatalytique, il n’y a pas nécessairement équipartition des éléments. On n’obtient pas toujours deux ensembles autocatalytiques. Certains catalyseurs peuvent manquer d’un coté ou de l’autre. La nouvelle bulle ne va alors pas grandir. C’est un avorton. Cela se produit d’autant plus que le nombre de catalyseurs est plus élevé. Les ensembles autocatalytiques à faible nombre de catalyseurs sont donc favorisés. Ils se reproduisent mieux.

Une façon de diminuer le nombre de catalyseurs indépendants d’un système autocatalytique est de les attacher les uns au bout des autres de façon à ce qu’ils ne forment plus qu’une seule longue molécule. On est alors sûr qu’ils se retrouveront bien tous ensemble lorsque la bulle qui les contient va se scinder. Dans ce cas, chaque fois qu’une longue chaîne va se former, la reproduction de l’ensemble autocatalytique en sera facilitée.

C’est vraisemblablement ainsi que petit à petit la nature est arrivée à former un ensemble autocatalytique à un seul élément. Cet élément unique, capable de catalyser sa propre formation, est la molécule d’acide ribonucléique ou ARN (5). L’ARN est un polynucléotide capable de se reproduire lui-même. C’est aussi un catalyseur aux multiples usages, capable de catalyser la formation de très longs polypeptides appelés protéines. C’est en fait un ensemble de catalyseurs tous solidaires les uns des autres, au grand bénéfice de la survie de chacun d’entre eux.

Étant capable de se reproduire par elle-même, la molécule d’ARN évolue comme un être en vivant. On peut l’observer évoluer dans un tube à essai (6). Dans ces conditions, sans doute proches des conditions primitives, seules des chaînes d’une centaine de maillons survivent. Au delà, la probabilité d’une erreur dans la reproduction devient trop grande.

Il apparaît vraisemblable que ces erreurs de reproduction, qualifiées aussi de mutations, aient petit à petit conduit à l’apparition d’une nouvelle molécule, voisine de l’ARN, la molécule d’ADN ou acide désoxyribonucléique. Comparée à celle d’ARN, la molécule d’ADN contient les mêmes informations, mais elle est beaucoup plus stable chimiquement. Elle n’a aucun pouvoir catalytique, mais l’information qu’elle contient est directement transférable à la molécule d’ARN. L’ADN est en fait un ensemble d’instructions. Chacune de ces instructions appelées aussi gènes, correspond à la synthèse d’une protéine particulière.
La nature venait d’inventer le contrat d’entreprise. L’ARN n’était plus qu’un exécutant. Cela a permis au couple ARN/ADN d’étendre de façon fiable la longueur de ses molécules à quelques dizaines de milliers d’éléments. Par la suite des mécanismes automatiques de correction d’erreur sont apparus. Ils ont permis d’étendre la longueur des molécules d’ADN à plusieurs milliards d’éléments. C’est grâce à tous ces mécanismes que nous existons et que nous nous reproduisons de façon raisonnablement fiable.

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(1) Certains pensent que la vie est apparue au fond des océans, près des sources hydrothermales.

(2) Voir: http://fr.wikipedia.org/wiki/Acide_gras

(3) Voir par exemple: http://www.sciencemag.org/cgi/content/abstract/302/5645/618?ijkey=0406eb785f5ae444398049d282bffe9987d37e5c&keytype2=tf_ipsecsha

(4) Pier Luigi Luisi, The Emergence of Life (Cambridge Univ. Press, 2006).
Voir aussi: http://www.plluisi.org/Archive/Research/grl_res001.html

(5) Voir: Leslie E. Orgel, Prebiotic chemistry and the origin of the RNA world, Critical Reviews in Biochemistry and Molecular Biology, Vol. 39-2, 99-123.

(6) Voir: http://en.wikipedia.org/wiki/Spiegelman_Monster


13 – Le phénomène d’autocatalyse.

Comme les cycles chimiques décrits précédemment, la vie est faite de cycles répétés indéfiniment. L’œuf donne naissance à la poule qui pond un nouvel œuf et ainsi de suite. Lequel des deux est apparu en premier? Les travaux de Pasteur ont montré que la vie n’apparaît pas spontanément. Il n’y a pas de génération spontanée (1). Un milieu stérilisé reste stérile. Or, la terre s’est formée il y a 4,7 milliards d’années. Comment la vie y est-elle apparue? Y avait-il déjà une certaine forme de vie dans la nébuleuse primitive qui a donné naissance à la terre?

Ce problème est aujourd’hui largement débattu parmi les spécialistes. Si l’on ne connaît pas encore le mécanisme détaillé qui a conduit à l’apparition de la vie sur terre, on peut cependant en concevoir maintenant les étapes essentielles (2). Il s’agit d’un mécanisme extrêmement lent qui a duré peut-être un milliard d’années. Si la génération spontanée n’est pas possible à l’échelle de temps humaine, elle devient possible sur une telle échelle de temps.

L’image en tête de ce blog montre la nébuleuse primitive entourant l’étoile GG Tau. A l’origine le Soleil était lui aussi entouré d’une telle nébuleuse. On sait maintenant qu’elle contenait de nombreuses molécules organiques. Les comètes qui proviennent des restes de cette nébuleuse en sont témoins. Des météorites d’origine cométaire comme la météorite de Murchison (3) en ont fourni la preuve. On y a trouvé 18 variétés d’acides aminés dont 6 font couramment partie des protéines. On peut donc penser que de nombreux cycles chimiques s’y étaient déjà formé pour dissiper l’énergie solaire, cycles vraisemblablement catalysés par des silicates, des sulfures ou des oxydes métalliques.

Lors de sa formation, la Terre contient donc déjà de la matière organique. Elle ne manque pas non plus d’énergie à dissiper. Un problème vient du fait que la plupart des réactions chimiques sont réversibles. L’énergie solaire permet la photosynthèse de molécules complexes, mais son rayonnement ultraviolet les détruit. L’énergie géothermique favorise les réactions chimiques, mais un excès de température décompose les produits formés. La polymérisation (assemblage) de grosses molécules organiques dégage de l’eau, mais un excès d’eau les détruit (hydrolyse).

La vie n’a donc pu évoluer qu’en présence de gradients importants: différences d‘éclairement, différences de température, différences d’humidité. On reconnaît bien là une caractéristique des systèmes dissipatifs que nous avons vue à propos des cellules de Bénard ou des tourbillons. Ces phénomènes dynamiques ont sans doute joué aussi leur rôle en transportant les molécules complexes loin du site de leur formation. Les gradients de température, de pression, ou d’humidité devaient être particulièrement nombreux et actifs dans une terre primitive très éloignée de l’équilibre thermodynamique.

Dans cette “soupe primordiale” de nombreux cycles chimiques se disputent l’énergie disponible. On peut comparer les cycles chimiques à des entreprises industrielles dans un système capitaliste. Entre eux aussi, la compétition est sans merci. Toutefois, au hasard des rencontres, des collaborations peuvent s’établir. De même qu’un produit fabriqué par une entreprise peut être utilisé comme matière première par une autre, de même une molécule produite par un cycle chimique peut être utilisée par un autre. Les entreprises ont tendance à former des réseaux d’échanges commerciaux. De même les cycles chimiques forment des réseaux d’échanges de molécules.

Comme pour les entreprises, il y a autorégulation de la production. Nous avons vu que les cycles chimiques forment en général des boucles d’asservissement régulatrices. Si les molécules produites par un cycle restent inutilisées, elles s’accumulent. Leur accumulation déclenche l’arrêt de la production. Au contraire une molécule très demandée va être de plus en plus produite. Il y a là un phénomène d’apprentissage semblable à celui des réseaux neuronaux (algorithme d’optimisation) sur lequel nous reviendrons.

Au hasard des rencontres entre molécules de nouvelles réactions chimiques s’amorcent et de nouvelles molécules toujours plus complexes se forment. Certaines peuvent avoir des propriétés catalytiques intéressantes. C’est ainsi que peu à peu de nouveaux catalyseurs apparaissent plus efficaces que les silicates, sulfures ou oxydes métalliques. Ils sont aussi plus spécialisés. Ils se substituent petit à petit aux précédents (4). Ce sont les premiers « enzymes ».

La plupart des spécialistes s’accordent pour dire qu’une première étape vers la vie a été l’apparition du phénomène d’autocatalyse, c’est-à-dire d’un ensemble de réactions chimiques capables de reproduire ses catalyseurs. L’américain Stuart Kauffman (5) appelle un tel ensemble un ensemble autocatalytique (6). Il a montré que la probabilité de formation d’un ensemble autocatalytique croit rapidement avec le nombre de cycles chimiques en présence. Sur la Terre primitive, ce nombre était en augmentation constante. L’apparition d’un tel phénomène était donc sans doute inéluctable.

Un exemple d’ensemble autocatalytique est l’hypercycle de Manfred Eigen (7) et Peter Schuster. La figure ci-dessous montre le principe d’un tel hypercycle. Le cycle chimique I1 produit un catalyseur (ou enzyme) E1 qui catalyse le cycle I2. Celui-ci produit un catalyseur E2 qui catalyse le cycle I3 et ainsi de suite. Le dernier cycle chimique In produit le catalyseur En qui catalyse le cycle I1.

hypercycle1
Hypercycle de Manfred Eigen (8)

On a vu que les catalyseurs se reconstituent intégralement à la fin de chaque cycle chimique. A la fin d’un hypercycle chaque cycle a produit un élément de catalyseur de plus capable de catalyser le cycle suivant, ce qui double l’effectif des catalyseurs donc des hypercycles capables d’opérer simultanément. Se reproduisant à chaque cycle le nombre d’hypercycles croit en progression géométrique, c’est-à-dire exponentiellement. C’est bien une réaction en chaîne de type explosive. Cela conduit à un accroissement constant du taux de dissipation de l’énergie conformément au principe de production maximale d’entropie.

La notion d’ensemble autocatalytique s’applique aussi aux réseaux d’entreprises. Dans une entreprise, c’est le capital qui joue le rôle de catalyseur. Le capital est nécessaire pour démarrer la production, mais à la fin du cycle de production, il est régénéré par la vente du produit fini. Une chaîne de restaurants comme Mc Donald est un bon exemple d’ensemble autocatalytique. Lorsque chaque restaurant fait des bénéfices, ces bénéfices permettent de construire de nouveaux restaurants, qui faisant eux aussi des bénéfices permettent d’en construire d’autres, ad infinitum. Le nombre de restaurants a alors tendance à s’accroître comme celui des hypercycles, exponentiellement.

Il est intéressant de remarquer qu’un hypercycle autocatalytique possède déjà les deux propriétés essentielles des êtres vivants: il dissipe de l’énergie (métabolisme) et et il se multiplie (reproduction). Il lui manque cependant un élément de stabilité. Si un des maillons de la chaîne fait défaut, tout s’arrête. Pour éviter ce problème, les entreprises s’associent en signant des contrats financiers.

L’avantage du capital est qu’il est un catalyseur universel. Il est plus facile de signer un nouveau contrat financier que de fabriquer un nouveau catalyseur. Les catalyseurs manquent de versatilité. Cela rend les hypercycles fragiles. Dans notre prochain article, nous verrons comment la nature à découvert elle aussi une sorte de catalyseur universel.

(1) http://fr.wikipedia.org/wiki/Génération_spontanée

(2) John Maynard Smith, Eörs Szathmary, et Nicolas Chevassus-Au-Louis. Les origines de la vie. De la naissance de la vie à l’origine du language (Dunod, 2000).

(3) http://en.wikipedia.org/wiki/Murchison_meteorite

(4) Certains comme Cairns Smith pensent que le phénomène d’autocatalyse est apparu d’abord, la reproduction se faisant par l’intermédiaire des cristaux de silicates. Les enzymes seraient apparus plus tard. On parle alors de substitution génétique (genetic takeover). Voir: http://originoflife.net/takeover/index.php .

(5) http://en.wikipedia.org/wiki/Stuart_Kauffman

(6) http://en.wikipedia.org/wiki/Autocatalytic_set

(7) http://fr.wikipedia.org/wiki/Manfred_Eigen

(8) http://pespmc1.vub.ac.be/hyperc.html