9 – Évolution vers l’ordre ou le désordre?

desordreÀ ce stade, le lecteur peut se demander pourquoi j’ai consacré trois articles à parler de thermodynamique sur un site politique. C’est que les lois de la thermodynamique ne s’appliquent pas seulement aux gaz mais à tous les phénomènes physiques y compris —comme nous allons le voir— à la vie, c’est-à-dire à nous-mêmes. Peut-être le lecteur a-t’il déjà remarqué que les deux concepts clés de la thermodynamique, <i>énergie</i> et <i>information</i> sont à la base même des révolutions que traverse l’humanité. Après la révolution industrielle liée à l’utilisation de <i>l’énergie</i>, l’humanité est en train de traverser une nouvelle révolution liée à l’utilisation de <i>l’information</i>.

Il fallait-il sans doute s’y attendre. La révolution néolithique n’a-t’elle pas été elle aussi suivie d’une révolution de l’information avec l’invention de l’écriture et de la monnaie? C’est en effet le besoin de comptabiliser les échanges commerciaux qui a donné naissance à ces inventions. La monnaie elle-même peut être considérée comme une mesure d’entropie ou plutôt de son opposé appelé <i>néguentropie</i> (ou entropie négative). Le rôle de la monnaie est de maintenir la <i>réversibilité</i> des échanges. Tout ce qui se dégrade, perd de la valeur monétaire (son entropie augmente). Inversement une chose précieuse est généralement une chose rare donc de faible entropie. C’est ainsi que le prix du pétrole augmente lorsque la probabilité d’en trouver diminue (1).

Nous assistons actuellement à une frénésie d’échanges d’information à laquelle vous participez vous-même en lisant ce blog. Chaque jour, une quantité croissante d’information (la monnaie en est un cas particulier) traverse le globe à la vitesse de la lumière. Suivant toujours la loi de Moore <a href= »http://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_de_Moore »>(2)</a>, la capacité d’enregistrement des mémoires électroniques double tous les deux ans. Pourquoi cette frénésie? Elle est d’autant plus surprenante que tout accroissement de l’information correspond à une diminution d’entropie ce qui parait contraire au second principe de la thermodynamique. Nous allons voir que, loin d’être contraire au second principe, cette frénésie y est directement apparentée.

Il nous faut d’abord remarquer que le second principe n’interdit à l’entropie de diminuer que dans un système <i>isolé</i> c’est-à-dire sans apport d’énergie. Si vous mettez des glaçons et de l’eau chaude dans une bouteille Thermos, vous obtenez de l’eau froide. C’est une transformation irréversible durant laquelle l’entropie augmente. Si vous y mettez de l’eau froide vous ne verrez jamais apparaître des glaçons et de l’eau chaude. L’entropie ne pourra pas diminuer. Par contre, si vous mettez de l’eau froide dans votre réfrigérateur et que <i>vous le branchez sur une prise électrique</i>, vous verrez apparaître des glaçons à l’intérieur et un dégagement de chaleur à l’extérieur (en général par derrière). L’entropie a diminué provisoirement grâce à un apport <i>extérieur</i> d’énergie électrique. Ce n’est que provisoire car la chaleur produite derrière votre réfrigérateur va se dissiper dans l’atmosphère et vos glaçons vont fondre dans votre boisson achevant de dissiper toute l’énergie électrique que vous avez consommée. Au total, l’entropie aura définitivement augmenté.

Il nous reste maintenant à comprendre pourquoi nous fabriquons tant de réfrigérateurs et autres machines thermiques. Une réponse étonnante est que c’est la conséquence d’un principe encore plus général que le second principe, appelé principe de production maximale d’entropie (Maximum Entropy Production ou MEP) <a href= »http://www.entropylaw.com/entropyproduction.html »>(3)</a>. Ce principe n’a été établi qu’assez récemment, plus d’un siècle après Boltzmann, grâce à l’étude des systèmes thermodynamiques hors équilibre. Il stipule que l’univers évolue de façon à <i>maximiser son taux de production d’entropie </i>(4). Nous commençons seulement à en réaliser l’étendue des conséquences. Il explique en particulier la vie, donc nous-mêmes et par exemple le fait que, grâce à l’invention du réfrigérateur, nous consommons davantage d’électricité donc <i>nous dissipons davantage d’énergie ou nous produisons davantage d’entropie</i> que nous ne le faisions autrefois.

Après les travaux de Boltzmann, l’entropie a d’abord été considérée comme une mesure du désordre. Si on met en vrac des pions blancs et des pions noirs dans une même boîte on dit qu’ils sont en désordre. Si on les sépare dans deux boites différentes on dit qu’on met de l’ordre. Il en est de même pour les molécules. Si on mélange deux gaz différents, l’opération est irréversible et l’entropie augmente. Cette augmentation d’entropie correspond bien au passage d’un état ordonné vers un état désordonné. Notons que la notion d’ordre est liée à celle d’information. Vous pouvez soit ranger vos outils en mettant de l’ordre soit les laisser en désordre et <i>mémoriser l’information </i>sur leur emplacement. Si vous perdez cette information l’entropie augmentera et il vous faudra dépenser de l’énergie pour les retrouver.

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<table width= »450″ >
<tr align= »center »>
<td width= »225″>
<img src= »ordre.jpg » alt= »ordre »/>
</td>
<td width= »225″>
<img src= »desordre.jpg » alt= »ordre » />
</td>
</tr>
<tr align= »center »>
<td width= »225″>
Ordre = entropie faible
</td>
<td width= »225″>
Désordre = entropie élevée
</td>
</tr>
</table>
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La thermodynamique classique de Clausius et de Boltzmann explique très bien le comportement des systèmes à l’équilibre (qui n’évoluent pas) ou très proches de l’équilibre (qui évoluent lentement de façon quasi-réversible). Dans ce cas on observe toujours une tendance vers le désordre. Lorsque deux pièces mécaniques frottent l’une contre l’autre, le mouvement mécanique ordonné des molécules se transforme en un mouvement désordonné qui se manifeste par une élévation de la température. Malheureusement, la thermodynamique classique n’explique pas que lorsqu’on crée un déséquilibre important dans un fluide, il peut y avoir apparition spontannée de mouvements <i>ordonnés</i>.

Les exemples classiques en sont le mouvement convectif de l’eau dans une casserole que l’on met sur le feu, l’apparition de tourbillons dans le sillage d’une voiture, la houle sur l’océan, les cyclones dans l’atmosphère, etc… La thermodynamique classique s’applique mal à ces systèmes car ce ne sont pas des systèmes isolés. Ce sont des systèmes dits ouverts qui sont traversés par des flux importants d’énergie. Le second principe ne s’applique alors qu’à l’entropie totale de l’univers considéré comme système isolé. Cette entropie est la somme de l’entropie du système et de celle du milieu extérieur. De tels systèmes peuvent exister parce que la diminution d’entropie interne au système liée à la création d’ordre est largement compensée par la forte augmentation d’entropie de son environnement. Ces phénomènes ne sont donc pas en contradiction avec le second principe, mais la thermodynamique classique ne les prévoit pas.

 
Dans nos prochains articles nous verrons comment le principe de production maximale d’entropie explique l’apparition spontannée d’ordre, y compris l’apparition de la vie, et pourquoi l’évolution nous pousse à consommer toujours davantage d’énergie.

(1) Sur la monnaie en tant que mesure d’entropie voir:
Valery Chalidze, Entropy Demystified, Potential Order, Life and Money (Universal Publishers, 2000).
Nicholas Georgescu-Roegen, The Entropy Law and the Economic Process (iUniverse, 1999).

(2) Voir: http://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_de_Moore

(3) Voir: http://www.entropylaw.com/entropyproduction.html

(4) Le principe de production maximale d’entropie est en fait un théorème de mécanique statistique: Dewar, R.C., Maximum entropy production and the fluctuation theorem, J. Phys. A: Math. Gen. 38 (2005) L371-L381.


4 réflexions sur « 9 – Évolution vers l’ordre ou le désordre? »

  1. Bonjour,

    Je ne possède aucun formalisme mathématique ni une formation en physique, de fait, je navigue dans une erreur de contenu conceptuel compte tenu d’un raisonnement défaillant.

    Vous dites que l’entropie peut s’appliquer aux systèmes non physique.

    Pour résumer, si j’ai compris :

    l’entropie d’un système mesure sa capacité à se transformer => c’est-à-dire, plus forte est l’entropie, plus faible le système aura la capacité de se transformer.

    Plus l’entropie augmente et plus le système est caractérisé par un désordre croissant, une diminution de l’information, ou plus exactement, vers une absence d’organisation.

    Un système fermé, en physique, tend à croître, de fait lorsque le système aura atteint une valeur maximale, alors son état sera proche du désordre total.

    1-Que se passe t-il ou pourrait-il se passer après être entré dans cet état ?

    2-Le désordre est-il considéré comme un état instable ? si oui, alors il y a perte d’information, me semble t-il, qui dit perte d’information dit perte de prédiction possible (du coup, je ne comprends) certains sites de physique disent que l’entropie de l’univers ne fait que croître, alors comment est-il possible de réaliser des prédictions dans un état qui tend à se rapprocher d’un état de désordre ?

    Lier entropie et le système juridique a t-il un sens ?

    Ce principe est donc contraire au système juridique qui tend à évoluer vers un processus de structuration et non de déstructuration, donc, pour que l’ordre juridique soit en équilibre, il faut une entropie faible (mais une entropie faible ou en diminution a t-elle un sens ? est-elle possible, puisqu’il y a une notion d’irréversibilité (je crois) ?
    Est-ce possible d’ajouter une information à un système juridique, sans accroître un désordre?
    Sachant que le système juridique, est nécessairement ordonné, et que ce système continue d’être enrichi de textes, de fait il devrait tendre à nouveau vers un désordre ?

    Un système déstabilisé par sa propre croissance peut-il voir émerger de nouveaux systèmes autonomes ? que ce soit dans le monde physique (macro et/ou micro) ou tout autres systèmes.

    Si l’entropie est irréversible, alors tout système est voué à devenir instable. Ce processus physique, peut-il faire exception ?

    Merci.

  2. A François Roddier. Vous écrivez « Le rôle de la monnaie est de maintenir la réversibilité des échanges ». Devant ce genre d’affirmation, les ethnologues disent « les économistes ne comprendront jamais rien aux sociétés traditionnelles, qui n’ont pas de monnaie, très longtemps les plus nombreuses ».
    La monnaie est souvent opposée au troc, ce qui n’est pas mieux.
    Pendant très longtemps, les sociétés ont été organisées par des échanges de femmes (exogamie) et des échanges de biens de luxe ou de prestige, ou plus exactement, de biens pouvant s’échanger contre des femmes. Mais ce n’étaient pas des échanges marchands au sens de nos sociétés marchandes. En effet, le fait d’avoir échangé une femme contre un bien de luxe ne mettait pas fin à la relation. Au contraire, pendant des générations, on échangeait des biens et des femmes avec les groupes avec lesquels on en avait déjà échangé. C’est le sens de « société traditionnelle », c’est-à-dire « société organisée par des traditions auxquelles personne ni aucune activité ne peut échapper ». En ce sens « le mort saisit le vif ». On se doit d’échanger, parce que nos ancêtres, morts depuis longtemps, l’ont fait avant nous. Les échanges sont quasi-obligatoires et quasi-permanents. C’est ce que l’on appelle la kula entre les peuples des îles, dont vous parlez à propos de l’Ile de Paques.
    Par contre, quand des coureurs des bois du Canada passent quelques temps dans un village amérindien, il leur arrive d’échanger un fusil, un cheval ou une hache métallique contre une femme dont ils espèrent une aide culinaire et une compagnie. Ce type d’échange échappe aux traditions. Il est relativement rare et son analyse est forcément trompeuse. Le Blanc se dit « j’ai acheté une femme », quand le Peau-Rouge se dit « J’ai établi une forme d’alliance qui durera pendant des générations ».
    Que fait donc la monnaie dans les sociétés marchandes qui se multiplient en Europe à partir de la Renaissance ?
    La monnaie permet à deux personnes d’échanger des biens, sans savoir qui sont leurs parents, leurs grands-parents, jusqu’à mémoire d’homme, sans créer la moindre obligation pour demain ni pour les générations suivantes.
    Les tabous, les interdits, créaient une réversibilité des échanges, pour les siècles des siècles. L’essai sur le don de Marcel Mauss est la première interprétation de cette organisation. Tout don crée l’obligation d’un contre-don, pouvant parfois aboutir à un potlach catastrophique.
    La monnaie permet une irréversibilité, une absence de revenir. C’est d’ailleurs ce que l’on appelle le « pouvoir libératoire de la monnaie ». Si je paye avec de la monnaie, je ne contracte aucune dette. Je suis libre d’échanger avec qui je veux, là où je veux, du moins sur le marché géographique où la monnaie a cours légal.

  3. A François Roddier. Vous écrivez « Tout ce qui se dégrade, perd de la valeur monétaire (son entropie augmente) ».
    L’entropie est un principe physique, fortement lié à un autre concept physique fondamental, l’énergie. D’une certaine manière, la Physique est née, où est allée au-delà de la mécanique, le jour où Lavoisier a dit « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». En effet, si le principe de la conservation de l’énergie devenait douteux, la Physique passerait un sale quart d’heure.
    Il n’y a pas de principe de conservation de l’énergie en Economie, c’est pourquoi les économistes peuvent espérer une croissance indéfinie. Rien, dans leur corpus théorique ne leur impose de limite.
    La valeur économique, valeur d’échange ou valeur monétaire, est une convention sociale, sans aucune correspondance en Physique. Quand je dis « convention sociale » je suis gentil. Le terme « fantasme » serait plus réaliste.
    Si la valeur d’usage des marchandises se mesurait en calories, en joules ou en watt, cela se saurait.
    Il y a eu des projets de Physique sociale, mais ils ne sont jamais allés jusqu’à une Comptabilité Nationale en joule ou autre mesure physique.
    Il existe une éconophysique, mais elle se contente d’appliquer des logiciels de calcul hérités de la Physique à des statistiques économiques évaluées en monnaie.

    Mais surtout, l’entropie est une notion statistique qui suppose des grands nombres, de très grands nombres. On parle de la température d’un gaz et de la vitesse d’une molécule. On ne parle pas de la température d’une molécule de ce gaz, ni la vitesse du gaz dans son récipient fermé.
    Le gaz a une température et une entropie. La particule n’en a pas.

    Quand un objet devient vieux, il devient moins solide, ou moins fiable, ou obsolète par rapport aux nouveaux, ou ringard pour « l’économie politique du signe » (Jean Baudrillard), ce qui fait que sa valeur monétaire diminue. Mais parler de son entropie n’a pas de sens, puisque l’entropie résume l’état d’une population extremement nombreuse.
    Quand on dit « cet objet se dégrade » (ce qui est rare), le verbe « dégrader » n’a pas du tout le sens qui est le sien dans le vocable « l’énergie se dégrade quand elle se transforme en chaleur ».

    Vous écrivez plus loin : « Inversement une chose précieuse est généralement une chose rare donc de faible entropie. C’est ainsi que le prix du pétrole augmente lorsque la probabilité d’en trouver diminue ».
    Jean-Marc Jancovici a très bien montré que le prix de l’énergie n’est pas durablement réglé par l’offre et la demande, ou, plus exactement, on (USA) peut stratégiquement décider d’augmenter l’offre, juste pour faire baisser les prix et mettre en difficulté des ennemis (Russie) ou des amis (Saoudiens) qui manquent un peu de respect ou financent des terroristes.
    En jouant sur les mots, il est facile de faire un paralogisme ou un paradoxe :
    Tout ce qui est rare est cher ;
    Un cheval bon marché est rare ;
    Donc un cheval bon marché est cher.

  4. Un aspect intéressant des essais de preuves de l’existence de Dieu est la contradiction apparente dans l’entropie de l’univers. L’entropie ne peut qu’augmenter c’est-à-dire passer de l’ordre au désordre or dans l’univers l’entropie augmente et apparemment contredit nos observations par le fait de l’apparition de la vie et d’un univers organisé. Les fervents de preuves de Dieu disent que cette contradiction est due à la main de Dieu. En fait c’est une mauvaise interprétation de l’entropie qui dans l’univers voit toujours plus de particules (photons) grâce à la prolifération de la lumière qui elle augmente (par exemple explosion de trous noirs). Si je laisse tomber un verre d’une hauteur de 10 mètres, il se casse en « mille morceaux » et plus il y a de morceaux plus il y a propension à l’auto-organisation. C’est l’entropie qui crée et anime les structures complexes. Les scientifiques nous disent aussi que « l’entropie est une mesure de la capacité d’un système à spontanément évoluer », donc au départ l’univers devait avec sa « capacité à évoluer », avoir eu une entropie minimum qui au cours du temps n’a pu qu’évoluer en se structurant par une augmentation de l’entropie. La vie est donc inscrite dans les lois de l’univers. Pourquoi ces lois existent-elles est bien sûr une autre question.

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