2 – La tragédie des biens communs

Jared Diamond décrit de nombreux autres exemples de fin de civilisations, le plus connu étant celui de l’île de Pâques. La situation est particulièrement tragique dans une île isolée où la population n’a aucune possibilité d’émigrer. Il semble que ce soit une caractéristique des populations non seulement humaines mais aussi animales de proliférer jusqu’à épuisement des ressources naturelles et de s’effondrer ensuite.

 

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L’ île de Saint Mathieu dans la mer de Behring

En 1944, 29 rennes ont été importés sur l’île de Saint Mathieu (St. Matthew island) dans la mer de Bering. Dix neuf ans plus tard, faute de prédateurs, le nombre des rennes atteignait le chiffre de 6.000. Les ressources s’épuisant rapidement, la population s’effondra. En 1966 il ne restait plus que 42 survivants et d’innombrables carcasses (1). On conçoit que des animaux comme les rennes n’aient pas eu la sagesse d’éviter le désastre en contrôlant l’expansion de leur population. L’homme serait-il aussi inconscient?

Un élément de réponse a été donné au 19ème siècle par un spécialiste d’économie politique, William Forster Lloyd. Lloyd s’inquiétait de la surexploitation des pâturages communaux. A cette époque un individu pouvait parfaitement vivre du lait de sa vache. Imaginons un pâturage communal permettant à une vingtaine d’individus d’y faire paître leur vache. Un individu parfaitement rationnel peut décider de faire des économies et d’acheter une deuxième vache. Il pourra ainsi doubler ses revenus. L’inconvénient —supporté par tous les utilisateurs du pâturage— est que chaque vache aura 1/20ème soit 5% d’herbe en moins à brouter. Cet inconvénient lui paraîtra certainement mineur en regard du doublement son bénéfice. En l’absence de réglementation, il achètera donc une deuxième vache. A court terme celle-ci lui apportera en effet un important bénéfice. Le problème est que beaucoup d’autres en feront sans doute autant, rendant à terme le pâturage inutilisable.

L’analyse de Lloyd a été reprise au 20ème siècle par Garrett Hardin (2) dans un article publié en 1968 dans Science (3) sous le titre de “The tragedy of the commons” que je traduis ici par “la tragédie des biens communs”. Hardin montre que l’analyse de Lloyd s’applique d’une façon générale à tous les problèmes liés à la surpopulation tels que l’épuisement des ressources naturelles ou la pollution.

Le dilemme du paysan qui se décide à acheter une deuxième vache est connu des mathématiciens, spécialistes de la théorie des jeux, sous le nom de “Dilemme du prisonnier” (4). Le problème vient du fait que l’optimum pour un ensemble d’individus n’est pas le même que pour chacun d’entre eux. Mathématiquement, on ne peut pas optimiser un système en optimisant chacun de ses sous-systèmes ou, d’une manière générale, on ne peut pas optimiser plus d’une variable à la fois.

Ce théorème mathématique contredit l’affirmation d’Adam Smith qu’un individu poursuivant uniquement son intérêt particulier serait conduit “comme par une main invisible” à promouvoir l’intérêt général. Les théories économiques libérales en vogue aujourd’hui et dont Adam Smith est le père semblent donc viciées la base (5).

Les économistes libraux s’en défendent en disant qu’Adam Smith n’a jamais prétendu que l’intérêt particulier coïncidait dans tous les cas à l’intérêt général. Pour eux, la solution à la tragédie des biens communs est la privatisation. Malheureusement, toute privatisation suppose un partage des ressources, ce qui soulève de nouveaux problèmes. D’abord le partage n’est pas toujours possible (exemple: les baleines). Pour pouvoir être partagées les ressources doivent être à la fois prévisibles et défendables (6). Lorsque le partage est possible alors subsiste le problème de l’équité du partage.

Pour Garrett Hardin la tragédie des biens communs ne peut être résolue que par l’imposition d’une réglementation admise par tous, autrement dit un pouvoir démocratique.

(1) voir: http://www.gi.alaska.edu/ScienceForum/ASF16/1672.html
(2) Garrett Hardin: http://www.garretthardinsociety.org/gh/gh_cv.html
(3) Science, 162(1968):1243-1248. Cet article est accessible sur le web à: http://dieoff.org/page95.htm
(4) voir: http://fr.wikipedia.org/wiki/Dilemme_du_prisonnier
(5) voir: http://plus.maths.org/issue14/features/smith/
(6) Stephan Shennan, Genes, memes and human history (Thames & Hudson, 2002)


5 réflexions sur « 2 – La tragédie des biens communs »

  1. Le systéme exposé ici peut s’adapter à un marché s’il est considéré comme un bien commun. Alors la surexploitation de chaque marché sous la pression de la société de consommation va nous menez à la ruine ? …

  2. Bonjour Monsieur Roddier,
    Votre référence aux terrains communaux des communautés paysannes de l’Ancien Régime montre que l’Histoire n’est pas aussi manichéenne que ce qu’écrivent beaucoup d’historiens idéologues.
    Beaucoup de paysans qui voyaient leurs voisins abuser des droits communaux pouvaient rêver de se protéger de ces abus par une privatisation. Le mouvement des enclosures n’a pas une seule raison ni un seul acteur. Beaucoup l’ont souhaité, quitte à le regretter ensuite. Beaucoup l’ont d’abord refusé, pour s’en réjouir ensuite.
    Idem pour Adam Smith. Son argument sur la Main invisible ne visait qu’à contester l’argument du monopole royal. La « Théorie des Sentiments Moraux » dont Smith est aussi l’auteur montre que son opinion sur l’intérêt individuel n’est pas du tout la religion de l’égoïsme qu’ont créé ceux qui se réclament de sa petite phrase sur la main invisible comme si elle était l’alpha et l’oméga de la pensée de Smith. L’histoire de la pensée économique doit aussi se protéger des contre-vérités répandues par les idéologues.

    1. Les moutons de Soay en Ecosse ont survécu des millénaires sur une îles de 1 km2.La suite de l’histoire des rennes survivants version moutons? En tout cas sans prédateurs ces moutons sont restés en équilibre démographique et génétique.Les mâles de trois,quatre ans max succombaient par manque d’énergie suite à leurs gesticulations (courses et combats) en période de rut.C’étaient un des facteurs de régulation de leur population.

  3. Les moutons de Soay en Ecosse ont survécu des millénaires sur une îles de 1 km2.La suite de l’histoire des rennes survivants version moutons? En tout cas sans prédateurs ces moutons sont restés en équilibre démographique et génétique.Les mâles de trois,quatre ans max succombaient par manque d’énergie suite à leurs gesticulations (courses et combats) en période de rut.C’étaient un des facteurs de régulation de leur population.

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