19 – L’auto-organisation de l’univers

Une propriété des êtres vivants est la faculté d’auto-organisation (a). Un objet apparemment très simple comme un œuf de poule évolue de lui-même, pour former la structure extrêmement complexe d’un poulet. Les biologistes appellent cela l’ontogenèse (b). C’est le mode de reproduction des êtres vivants. La reproduction se fait sans plan, ni moule, ni recette et sans intervention extérieure. C’est une auto-organisation.

On a pensé longtemps qu’il s’agissait là d’une caractéristique unique et mystérieuse des êtres vivants. Nous avons vu qu’il n’en est rien. A un niveau beaucoup plus élémentaire, les cyclones (article 11) ou les cellules de Bénard (article 10) s’auto-organisent. Il s’agit donc d’une propriété générale liée à la dissipation d’énergie. En fait, l’Univers tout entier s’auto-organise. L’astrophysicien Erich Jantsch (c) a été un des premiers à le reconnaître et à décrire de façon générale l’auto-organisation de l’Univers (1).

A la suite de Jantsch, je vais tenter de résumer ici l’évolution de l’Univers en mettant en lumière ce processus général sous-jacent d’auto-organisation, dont la vie n’est qu’un aboutissement. Pour aider à la compréhension du processus, le mieux est de procéder par analogie. Bien qu’elle soit imparfaite, j’utiliserai l’analogie d’une rivière qui s’écoule en creusant son lit, parfois souterrain, à travers un terrain accidenté. Le flux de la rivière est l’analogue du flux d’énergie.

Toute rivière a une source. La source d’énergie de l’Univers est le Big Bang. Cette source est à très haute température. Comme une rivière s’écoule des montagnes vers la mer, l’énergie de l’Univers s’écoule des zones à hautes températures vers les zones à basses températures, d’où la production d’entropie. L’équivalent de la mer est le rayonnement à 3°K du fond diffus cosmologique (d).

En terrain accidenté, une rivière hésite sur le chemin à suivre. On parle alors de bifurcation. Une rivière choisit toujours le chemin qui maximise son flux. Nous avons vu qu’il en est de même pour l’énergie. Le chemin qui maximise le flux d’énergie est déterminé par ce que les biologistes appellent la sélection naturelle. Bien que cela ne soit pas l’usage, on peut parler de sélection naturelle chaque fois qu’une branche est choisie lors d’une bifurcation. Je n’ai pas hésité à le faire à propos du passage de la conduction à la convection (article 10).

Une particularité de l’énergie est de rester piégée dans ce que nous avons appelé des puits de potentiel (article 12). Cela arrive parfois à l’eau dans des cavités. Pour l’énergie c’est général. S’il y a assez d’énergie disponible, mue par celle-ci, la matière va s’auto-organiser pour pomper l’énergie hors des puits de potentiel. L’équivalent pour l’eau serait le siphon qui permet de franchir la barrière d’un puits. On sait que des siphons peuvent naturellement s’amorcer dans les eaux souterraines.

Cette auto-organisation de la matière est possible parce qu’elle augmente le flux d’énergie. Toute tentative au hasard d’auto-organisation est alors favorisée par la sélection naturelle. Paradoxalement, toute organisation entraîne une diminution d’entropie. C’est ainsi qu’en accélérant le flux d’énergie, une diminution locale d’entropie accélère la production d’entropie de l’univers. C’est le paradoxe de la vie et de l’auto-organisation de l’univers.

On peut considérer la sélection naturelle comme un algorithme d’optimisation. Il maximise la production d’entropie de l’Univers. Les informaticiens s’en sont inspirés pour développer des algorithmes d’optimisation dits génétiques (e) introduisant des modifications aléatoires des paramètres équivalentes aux mutations. Ces algorithmes peuvent aider à trouver un maximum principal parmi de nombreux maxima secondaires. A cause des puits de potentiel, la production d’entropie est en effet constamment piégée dans des maxima secondaires. Pour en sortir, il faut d’abord diminuer l’entropie pour mieux l’augmenter ensuite d’où le phénomène paradoxal d’auto-organisation.

L’Univers du Big Bang n’est pas homogène, il subit des fluctuations quantiques. En se refroidissant, il se condense sous forme de particules, un peu comme l’air humide se condense en rosée. Il y a deux catégories de particules, les fermions (f) et les bosons (g). L’énergie est piégée dans les fermions mais ceux-ci échangent entre eux de l’énergie sous forme de bosons. Régis par la mécanique quantique, ces échanges, sont à la fois discrets (discontinus) et aléatoires, deux propriétés favorables aux phénomènes de bifurcation. A ce stade, les bifurcations se signalent par ce que les physiciens appellent des ruptures de symétrie. Un bel exemple en est l’annihilation de la matière et de l’antimatière (h) en faveur d’un léger excès de matière.

Nous verrons que ce processus d’échange d’énergie entre entités discrètes conduisant à des bifurcations est très général. C’est le processus même d’auto-organisation de l’univers sur lequel je reviendrai en détail. Ce processus entraîne l’extraction de quantas d’énergie d’un certain nombre de puits de potentiel suivie de leur redistribution dans d’autres puits de potentiels moins profonds mais toujours plus nombreux. C’est ce qu’on appelle la dissipation de l’énergie ou l’augmentation l’entropie de l’univers. Pour aboutir à ce résultat, des structures matérielles au départ assez simples évoluent pour former des structures de plus en plus en plus complexes. Jantsch montre qu’il y a à la fois micro-évolution et macro-évolution.

La micro-évolution part de structures matérielles très petites, les particules élémentaires, pour former des particules plus grosses et plus complexes. Les quarks (i) s’unissent pour former des protons et des neutrons. Les protons et les neutrons s’associent pour former des noyaux d’hélium. Les protons et les noyaux d’hélium s’entourent d’électrons pour former les premiers atomes d’hydrogène et d’hélium. C’est la cascade d’énergie vers des structures de plus en plus en plus grandes, décrite dans l’article précédent.

Engendrée par les forces de gravitation, une macro-évolution de l’Univers prend simultanément naissance. C’est la cascade inverse vers des structures de plus en plus petites. La matière se condense à grande échelle formant des galaxies organisées en amas et super-amas. Une première génération d’étoiles apparaît au cœur desquelles la température remonte. Cette remontée de température est suffisante pour permettre à la micro-évolution de se poursuivre. Les noyaux atomiques fusionnent pour former d’autres atomes plus lourds et plus complexes.

Bien avant les premiers êtres vivants, les étoiles naissent, se développent (ontogenèse) et évoluent en se reproduisant (phylogenèse (j)). En explosant une première génération d’étoile essaime les atomes lourds qui dès la deuxième génération vont former la matière circumstellaire. Celle-ci permet à nouveau la poursuite de la micro-évolution. Les atomes vont s’y unir pour former des molécules de plus en plus complexes.

Plus petite et moins chaude que le Soleil, la Terre est un astre idéal sur lequel la micro-évolution va prendre la voie de la chimie organique. Nous avons vu les cycles catalytiques se former puis s’associer pour former des cycles autocatalytiques, puis des hypercycles (article 13). Ceux-ci produisent en chaîne des polypeptides et des polynucléotides qui s’associent pour former des gènes unis entre eux dans une même molécule d’ADN. Les molécules d’ADN s’unissent pour former des chromosomes. Ceux-ci collaborent dans une même cellule (article 14). Les cellules s’unissent pour former des organismes multicellulaires (article 15). Petit à petit ces organismes s’unissent pour former des sociétés complexes comme les sociétés d’insectes ou les sociétés humaines.

L’homme envahit la planète, formant des sociétés de plus en plus évoluées. Au 20ème siècle, trois événements marquent un tournant dans l’évolution des sociétés humaines. Le premier est une tentative de formation d’une société humaine unique ou “société des nations”. Le deuxième est une tentative d’échapper aux limites physiques de la planète avec la conquête de l’espace interplanétaire. Le troisième est l’explosion de bombes H, prélude à l’utilisation de la fusion nucléaire comme source d’énergie (projet ITER (k)). Avec l’achèvement de la fusion nucléaire par l’homme, la micro-évolution rejoint la macro-évolution.

Jantsch-fig

Auto-organisation de l’univers selon Jantsch (1)

(1) Erich Jantsch, The self-organizing universe (Pergamon, 1980). Nous avons reproduit ci-dessus la figure 24 de ce livre (p. 94).

Liens internets:
(a) http://fr.wikipedia.org/wiki/Auto-organisation
(b) http://fr.wikipedia.org/wiki/Ontogénèse
(c) http://en.wikipedia.org/wiki/Erich_Jantsch
(d) fr.wikipedia.org/wiki/Fond_diffus_cosmologique
(e) http://fr.wikipedia.org/wiki/Algorithme_génétique
(f) http://fr.wikipedia.org/wiki/Fermion
(g) http://fr.wikipedia.org/wiki/Boson
(h) http://fr.wikipedia.org/wiki/Antimatière
(i) http://fr.wikipedia.org/wiki/Quark
(j) http://fr.wikipedia.org/wiki/Phylogénèse
(k) http://fr.wikipedia.org/wiki/International_Thermonuclear_Experimental_Reactor


8 réflexions sur « 19 – L’auto-organisation de l’univers »

  1. peut-on imaginer l’existance d’un « champs de formes » qui agirait sur la matière
    pour lui conférer la forme et son évolution dans le temps!Ceci peut être conçu en parallèle du phénomène de courbure d’espace-temps par la matière

    1. La notion de champ s’applique à des vecteurs plutôt qu’à des formes. Les formes apparaissent aujourd’hui comme la conséquence d’une adaptation à un environnement. Pour une étude sur l’origine des formes en biologie, voir l’œuvre de D’Arcy Wentworth Thompson (1860-1948).

      1. Peut-on alors imaginer l’existence d’un « champ subjectif » ( comme une énergie sombre) qui agirait sur la matière pour lui conférer la forme et son évolution, selon la relation, dans le temps, entre vecteur subjectif et objectif ?

    2. C’est ce que fait René Thom dans « Stabilité structurelle et morphogénèse »:

      «  »On pourrait rapporter tous les phénomènes vitaux à la manifestation d’un être géométrique qu’on appellerait le champ vital (tout comme le champ gravitationnel ou le champ magnétique): les êtres vivants seraient les particules ou les singularités structurellement stables de ce champ; les phénomènes de symbiose, de prédation, de parasitisme, de sexualité seraient autant de formes d’interaction, de couplage, entre ces particules… La nature ultime dudit champ, savoir s’il peut s’expliquer en fonction des champs connus de la matière inerte, est une question proprement métaphysique; seule importe au départ la description géométrique du champ, et la détermination de ses propriétés formelles, de ses lois d’évolution ensuite. »

  2. « En terrain accidenté, une rivière HÉSITE sur le chemin à suivre. On parle alors de bifurcation. Une rivière CHOISIT toujours le chemin qui maximise son flux. »

    L’utilisation des verbe « hésiter » et « choisir » n’est-elle pas abusive, dans la mesure où elle attribue une volonté à l’entité « rivière » ?

  3. Pour une réponse à cette question, lire la préface de mon livre. J’utilise ces termes de la même façon que Richard Dawkins parle de gènes « égoïstes ». Pour une interprétation physique, voir le dernier paragraphe de mon billet 87: une rivière se comporte formellement comme un réseau neuronal de molécules échangeant de l’énergie et de l’information. Elle s’auto-organise de la même manière que votre propre cerveau!

  4. A François Roddier. Vous écrivez « Les biologistes appellent cela l’ontogenèse. C’est le mode de reproduction des êtres vivants. La reproduction se fait sans plan, ni moule, ni recette et sans intervention extérieure. C’est une auto-organisation ».
    L’expression « sans intervention extérieure » peut porter à confusion. En effet, rien ne se passe s’il n’y a pas un apport d’énergie ». Le cerveau de la mère ne programme pas l’embryogenèse de son futur enfant, mais le sang maternel le nourrit pendant neuf mois.
    Pourquoi fais-je cette remarque ? Parce que de René Descartes à Karl Marx, on a cru que l’embryon de développait tout seul, sans apport d’énergie, à partir du sperme de son géniteur. Depuis Aristote, on disait « la femme n’est qu’un vase ». Bien sûr, ni Marx ni Descartes ne connaissaient les spermatozoïdes. Aujourd’hui, on sait que la mère apporte :
    la moitié du patrimoine génétique ;
    toute l’énergie nécessaire à la croissance de l’embryon.
    Dans un petit ouvrage nommé « De la formation du foetus », Descartes supposait que le sperme paternel allait rebondir contre une paroi et revenait à son point de départ, formant un premier tuyau. Puis il rebondissait à nouveau, formant un tuyau dans le tuyau. Imaginez le nombre de rebonds pour former les poumons ! A la fin, si le père était très puissant, la poussée résiduelle faisait sortir le sexe vers l’extérieur et donnait un enfant mâle. Si la puissance éjaculatoire du père était un peu moindre, le sexe restait à l’intérieur, donnant une fille.
    Et cette théorie se nommait déjà « logos spermatikos » chez Platon. La misogynie vient de loin.

  5. A François Roddier. Vous écrivez « Paradoxalement, toute organisation entraîne une diminution d’entropie ».
    Il n’y a là rien de paradoxal. On pourrait dire « toute organisation entraîne une diminution d’entropie au sein d’un espace interne, parce que l’entropie est exportée à l’extérieur de cet espace ». Il n’y a là aucun paradoxe.
    On pourrait dire : « Il se forme une structure, dans un certain espace, entre une source chaude et une source froide, quand la traversée de cet espace par un flux de chaleur fournit une certaine énergie qui permet à la structure (ici un mouvement rotatif de l’eau) de se former et que ce mouvement même donne à la structure un volume distinct de l’extérieur ».
    L’auto-organisation est le processus décrivant cette formation de structures dans un milieu homogène où cette structuration était absente.
    Le paradoxe n’apparait que si :
    on oublie de dire que l’entropie s’accroît à l’extérieur ;
    on prend l’effet pour la cause.

    Dans les cellules de Benard, il y a une source chaude sous la casserole et une source froide au-dessus de l’eau.
    L’eau est traversée par un flux de chaleur, du bas vers le haut, d’une source chaude vers une source froide. L’énergie de la cuisinière se dissipe au-dessus de la casserole.
    Le lieu où se forment les structures de Benard est à la fois fermé et ouvert :
    il est fermé, en ce que l’eau ne peut pas en sortir, sinon elle n’aurait même pas le temps de chauffer ;
    il est ouvert, en ce que la chaleur peut entrer d’un côté (source chaude) et ressortir de l’autre côté (source froide).
    La cause, c’est le flux de chaleur combiné à la gravitation et à la pression interne ;
    L’effet, se sont les structures.
    Il est inutile de faire une présentation finaliste du type « les structures de Benard se forment pour réaliser l’auto-organisation ».
    Quand à l’information, il ne faut pas confondre :
    la prétendue information qui circulerait dans la cellule de Benard,
    (avec) l’information dont le physicien a besoin pour décrire cette structure.
    L’eau qui monte sous l’effet de la chaleur et qui, ayant dissipé son énergie calorique en mouvement, retombe sous l’effet de la pesanteur, et revient au centre pour compenser la dépression formée par l’eau qui est montée ; cette eau, dis-je, n’a pas besoin qu’un démon de Maxwell lui dise « ma petite, il faut que tu redescendes pour réaliser le principe de l’auto-organisation.
    Le but de la science, c’est d’expliquer, pas d’embrouiller.

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