23 – Applications en biologie, économie et sociologie

L’article précédent a pu donner au lecteur l’impression qu’une cascade de bifurcations (ou suite d’états critiques auto-organisés) est un processus essentiellement destructeur. Cela dépend du point de vue auquel on se place. Si une épidémie bactérienne est destructive pour l’homme, elle est constructive pour les bactéries qui voient leur population se multiplier. Il faut considérer une cascade de bifurcations comme une suite de changements de structures destinée à accroître le taux de dissipation d’énergie dans l’univers. C’est par une telle suite de restructurations que l’univers s’auto-organise. Par exemple, en biologie, la mort est une cascade d’évenements destructeurs, mais le développement d’un embryon est un processus constructeur. Or, il présente lui aussi toutes les caractéristiques d’une suite d’états critiques auto-organisés. On y observe les ruptures de symétrie caractéristiques des bifurcations.

Pour les biologistes, ce point de vue est nouveau. Ils sont cependant de plus en plus nombreux à reconnaître l’existence de bifurcations dans les phénomènes d’auto-organisation qui se produisent lorsque les individus d’une même population coordonnent leurs activités (1). Ces phénomènes s’observent chez les bactéries, les amibes et les insectes comme chez les animaux plus évolués. Ils préfigurent les phénomènes bien plus complexes d’auto-organisation des sociétés humaines. Une caractéristique commune à ces phénomènes est l’échange d’information entre individus. Contentons-nous ici de dire que si un individu est imité par ses voisins, ces derniers ont de bonnes chances d’être aussi imités par leurs propres voisins, d’où une cascade de comportements similaires très semblable à la propagation des feux de forêt décrite dans l’article précédent.

Un exemple particulièrement intéressant en biologie est celui d’un organisme appelé “dictyostelium discoideum”. En période d’abondance celui-ci vit sous la forme d’éléments unicellulaires (amibes) tous indépendants et libres de leurs mouvements. Ceux-ci se nourissent de bactéries. Lorsque les ressources en bactéries viennent à manquer, ces amibes émettent un signal de détresse sous la forme d’un produit chimique appelé adénosine monophosphate cyclique ou AMPc. Elles sont aussitôt imitées par les amibes du voisinage de sorte que l’appel s’étend à toute la colonie. À ce signal, les amibes se rassemblent en tas pour former un organisme multicellulaire prenant progressivement la forme d’un ver. Solidaires les unes des autres, les dix à cent mille cellules de ce ver coordonnent alors leurs efforts, et le ver se met à ramper à la recherche de lieux plus propices. À la limite de l’épuisement, le ver s’arrête et se redresse. Ses cellules se différencient formant une longue tige au bout de laquelle se gonfle un sac de spores. Alors que le ver meurt, le sac éclate et les spores se dispersent donnant naissance à de nouvelles amibes dans un environnement que le ver espère meilleur (voir figure).

dicyostelium

Évolution du dictyostelium dicoideum

Le processus d’auto-organisation des sociétés humaines est fondamentalement le même qu’en biologie: un ensemble d’êtres humains coordonnent leurs activités en échangeant de l’information, de façon à mieux subvenir à leurs besoins. Plus une société s’organise plus elle dissipe efficacement l’énergie. C’est ce que nous appellons le développement économique. Rares sont cependant les économistes qui ont pris conscience qu’il s’agit d’un processus de mécanique statistique. En 1966 Benoit Mandelbrot montre que le prix du coton fluctue suivant une loi fractale en 1/f, mais son travail n’entre pas dans le cadre des théories économiques admises. L’économiste Nicholas Georgescu-Roegen (2) semble être le premier à s’intéresser au rôle joué par l’entropie dans les processus économiques. Il publie un livre sur ce sujet en 1971.

L’idée fait cependant son chemin. En 1984, Robert U. Ayres and Indira Nair (3) publient un article intitulé “Thermodynamique et Économie” dans Physics Today. En 1996 l’économiste Paul Krugman (4) montre que le mécanisme d’auto-organisation de Per Bak s’applique à de nombreux processus économiques, mais il ne développe que quelques exemples. Plus récemment Eric Schneider et Dorion Sagan (5) consacrent un chapitre entier à l’économie dans leur livre sur la thermodynamique et la vie publié en 2005 et intitulé “Into the Cool”. Malheureusement ils ne mentionnent pas les résutats de Roderick Dewar qui sont poutant antérieurs.

Je me contenterai ici de reprendre ici brièvement l’histoire de l’humanité, dont j’ai évoqué les grandes lignes dans mes premiers articles, et de montrer qu’on peut la considérer comme une cascade de bifurcations destinées à accroître la dissipation d’énergie. Cette histoire apparait alors sous un jour nouveau.

Dès son apparition, l’espèce homo sapiens s’est développée avec une extrême rapidité. Le phénomène en soi a déjà toutes les caractéristiques d’une avalanche. De 5 000 ans au paléolithique, le temps de doublement de la population est passé successivement à 2 000 ans au néolithique, puis 1 000 ans au début de l’ère chrétienne, 400 ans à la renaissance, 100 ans au début du 20ème siècle pour atteindre de nos jours moins de 50 ans. Nous avons vu qu’une avalanche ne dure pas éternellement. Tôt ou tard elle s’arrête avec une loi de probabilité en 1/f, les avalanches les plus longues étant les plus rares. De fait, le développement de l’humanité n’a pas été continu. Il a failli plusieurs fois s’arrêter par suite de l’épuisement des ressources. Il s’est poursuivi grâce à une suite de bouleversements tout à fait caractéristique d’une cascade de bifurcations.

Il aurait pu s’arrêter dès son berceau en Afrique où les ressources s’épuisaient rapidement. La solution a été l’émigration, première bifurcation majeure avec rupture de symétrie marquée par la direction de cette émigration. Capable de s’adapter à d’autres climats, l’homme s’est alors répandu sur toute la planète. Il y a environ 10 000 ans les ressources naturelles, dont les grands mammifères, étaient à nouveau épuisées. L’homme a eu alors recours à l’agriculture. C’est la révolution néolithique (article 3). Elle a entraîné une restructuration majeure des sociétés qui de nomades sont devenues sédentaires. On a bien là une deuxième bifurcation majeure. Un phénomène semblable s’est produit avec la révolution industrielle (article 4). C’est la troisième bifurcation majeure qui a transformé les sociétés rurales en sociétés urbaines. De nos jours les ressources pétrolières diminuent, la planète se réchauffe. L’humanité doit à nouveau se réorganiser. L’homme s’apprête à utiliser de plus en plus l’énergie nucléaire, ce qui modifiera à nouveau l’environnement (déchets nucléaires) et entraînera encore d’autres bifurcations ou réorganisations.

Ainsi, plus l’homme dissipe de l’énergie, plus son environnement évolue. Les ressources naturelles s’épuisent, la pollution augmente obligeant nos sociétés à se restructurer sans cesse. André Lebeau (6) appelle cela l’engrenage de la technique. C’est en fait la forme que prend chez l’homme le mécanisme universel de l’évolution, forme décrite par Howard Bloom sous le nom de principe de Lucifer (7). On a là une explication de la condition humaine: “l’homme est pris entre un passé familier qu’il est contraint d’abandonner et un avenir toujours menaçant “ (article 4). Sera-t-il un jour capable de prendre son destin en main?

On peut comparer le développement de l’humanité à celui d’un embryon. L’enfant non encore éduqué y joue le rôle de cellule souche. Chez l’homme l’éducation, c’est-à-dire la transmission culturelle, a en effet pris le pas sur la transmission génétique. Les bifurcations que nous venons de décrire conduisent au développement de sociétés culturellement différentes et jouent le rôle de la différentiation cellulaire. Apparaissent des sociétés agricoles puis des sociétés industrielles. Avec la division du travail les différentiations s’accentuent. Les différents composants de la société s’organisent entre eux grâce aux échanges commerciaux. Un superorganisme se développe et prend peu à peu forme à l’échelle mondiale. C’est l’hyper-empire de Jacques Attali (8). Avec le développement des moyens de communication une intelligence collective apparaît. C’est le cerveau global de Howard Bloom (9). Que va-t-il advenir de ce superorganisme?

Si l’on poursuit la comparaison, sa croissance va ralentir pour se stabiliser à l’âge adulte. Elle semble avoir déjà ralenti. L’humanité va alors atteindre l’âge de raison et prendre son destin en main. C’est l’hypothèse la plus optimiste. Elle est peu probable. Le développement d’un embryon est programmé par son ADN, résultat mis en mémoire de multiples expériences précédentes qui ont peu à peu affiné son évolution pour aboutir à l’espèce actuelle. Il n’en est pas de même de l’humanité qui ne garde aucune mémoire du développement d’une humanité antérieure. On ne connait pas, par exemple, les raisons de l’extinction de l’homme de Néanderthal. Le sort de l’humanité sera-t-il celui du vers de dictyostelium? Va-t-elle simplement s’éteindre après avoir expédié quelques-uns de ses individus dans un vaisseau spatial à la recherche d’un monde meilleur? C’est l’hypothèse la plus pessimiste. Elle est aussi peu probable. La réalité sera probablement intermédiaire. Plus une structure est complexe, plus elle est fragile. En se développant, tout super-organisme devient instable. Les conflits vont donc se multiplier. C’est l’hyper-conflit d’Attali (8) ou nouveau seisme majeur. L’hyper-empire va se décomposer en un nouvel ensemble de cultures ou couches sociales plus adaptées aux conditions nouvelles. Ayant gardé la mémoire des erreurs passées, ces nouvelles sociétés vont s’organiser plus efficacement entre elles. Afin d’augmenter la stabilité de cette nouvelle super-structure, les boucles de contrôle vont se multiplier. Dans le cas des sociétés, il s’agit de contrôles démocratiques. L’humanité évoluera donc vers ce que Jacques Attali appelle une hyperdémocratie (8).

Dans son livre intitulé “une brève histoire de l’avenir” (8), Attali arrive aux mêmes conclusions que nous à partir de considérations économiques et sociologiques. Les lois qu’il invoque sont en fait des conséquences de la mécanique statistique.

Références:
(1) Scott Camazine et al., Self-organization in Biological Systems (Princeton Univ. Press, 2001).
(2) Georgescu-Roegen, The Entropy Law and the Economic Process (Harvard Univ. Press, 1971, réimpression: iUniverse, 1999)
(3) Robert U. Ayres and Indira Nair, Thermodynamics and Economics (Physics Today, Nov. 1984, p. 62-71).
(4) Paul Krugman, The Self-Organizing Economy (Blackwell, 1996).
(5) Eric D. Schneider and Dorion Sagan, Into the Cool: Energy flow, Thermodynamics and Life (Univ. Chicago Press, 2005).
(6) André Lebeau, L’engrenage de la technique (Gallimard, 2005).
(7) Howard Bloom, Le principe de Lucifer (Le Jardin des Livres, 1997).
(8) Jacques Attali, Une brève histoire de l’avenir (Fayard, 2006).
(9) Howard Bloom, Le cerveau global (Le Jardin des Livres, 2003).

Liens internets:
Sur le dictyostelium discoideum:
http://lpmcn.univ-lyon1.fr/~rieu/dicty.htm
http://dictybase.org/Multimedia/LarryBlanton/index.html
http://www.zi.biologie.uni-muenchen.de/zoologie/dicty/dicty.html
http://bandit-sciron.blogspot.com/2007/01/les-aventures-de-dictyostelium.html
Sur l’AMPc:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Adénosine_monophosphate_cyclique
Sur les cellules souches:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Cellule_souche
Biographies:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Benoît_Mandelbrot
http://fr.wikipedia.org/wiki/Nicholas_Georgescu-Roegen
http://en.wikipedia.org/wiki/Paul_Krugman
http://www.intothecool.com/into_the_cool_authors.php
http://www.international.inra.fr/join_us/working_for_inra/portraits/roderick_dewar
http://www.rr0.org/LebeauAndre.html
http://en.wikipedia.org/wiki/Howard_Bloom
http://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Attali


2 réflexions sur « 23 – Applications en biologie, économie et sociologie »

  1. A François Roddier. Vous écrivez très souvent des phrases du style de celle-ci : « Il faut considérer une cascade de bifurcations comme une suite de changements de structures destinée à accroître le taux de dissipation d’énergie dans l’univers ».
    L’expression « destinée à » n’a pas sa place dans un texte scientifique. C’est du finalisme.
    Le finalisme voit une fin, un but, une cause finale, une volonté en toutes choses.
    Parmi les tenants du finalisme, Hegel (développement de l’Idée), Bergson (énergie vitale), Teilhard de Chardin (hominisation, de l’alpha à l’oméga).
    L’expression « destinée à » n’a pas sa place dans un texte scientifique. C’est du finalisme.
    Les « changements de structures » que l’on constate sont la conséquence du flux d’énergie qui traverse le milieu où apparaissent, se développent et se transforment lesdites structures.
    La « suite des changements de structure » résulte du fait que le flux d’énergie qui traverse le milieu est durable. Sur Terre, le rayonnement solaire (certes variable) existe depuis la formation de la Terre et la chaleur tellurique est encore présente parce que la radioactivité du manteau terrestre n’est pas encore éteinte.
    La « cascade de bifurcations » qui caractérise la « suite des changements de structure » est la forme temporelle de cette « suite de changements ». Jusque là, rien de mystérieux.
    Alors, pourquoi écrire « destinée à accroître le taux de dissipation d’énergie dans l’univers » quand on peut écrire « du fait de la longue durée de la source chaude du Soleil et de celle du manteau terrestre » ? Pourquoi remplacer une cause efficiente par une cause finale ? Cette formulation finaliste revient à présenter la cause « la Terre bénéficie d’une source chaude dans le Soleil et dans les rayons cosmiques qui viennent de tout l’univers » comme la conséquence d’une volonté, extérieure à l’univers, douée de volonté.
    Si on croit en Dieu, on le dit clairement à ses lecteurs.
    Si on milite pour l’Intelligent dessein, on le dit clairement.
    Si ce n’est pas le cas, on écrit de manière à ne pas en donner l’impression.
    De telles confusions de langage viennent de ce que les scientifiques sont, « en même temps », dans leur présentation de leur vision du monde et dans la justification de leur théorie par rapport aux théories concurrentes, du moment ou du passé.
    Or, pour un théoricien, sa théorie a deux destins possibles :
    être validée par l’expérience ;
    être diffusée dans le public.
    Au sein de la sphère scientifique, la sélection des théories concurrentes (réduites à leur formulation mathématique) se fait par l’expérience scientifique. La rigueur de la formulation mathématique et la rigueur de l’argumentation scientifique expliquent l’existence de revues scientifiques à comité de lecture et le style des articles scientifiques. Mais, parmi les centaines de théories exposées dans ces revues, seule l’expérience tranchera l’ivraie du bon grain. Les satellites, Planck puis Euclid, sont des expériences cruciales et sélectives.
    Au sein du public, la diffusion d’un nouveau discours est fonction des connotations que les mots employés installent dans les esprits des lecteurs. Si le vocabulaire finaliste adopté semble justifier le créationnisme, l’ouvrage va se répendre dans le milieu créationiste. Idem dans le milieu de la Science-Fiction. Idem dans le milieu humaniste. And so on, dans tous les segments du marché de l’édition.
    Or, dans le discours au public, ce n’est plus la rigueur logique et mathématique qui présélectionne, ni l’expérience scientifique qui tranche.

  2. Idem pour « Plus une société s’organise plus elle dissipe efficacement l’énergie » quand on pourrait écrire « plus une société dispose d’énergie, plus elle s’agite, efficacement ou non, sagement ou follement, durablement ou comme un feu de paille ».
    Voulez-vous diffuser dans le grand public les concepts scientifiques de la Thermodynamique ou voulez-vous convaincre vos lecteurs que l’intelligence est impossible et que l’auto-organisation ne peut conduire qu’à un aveuglement mortifère et fatal ?

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