59 – La grande illusion

On sait qu’une structure dissipative s’effondre lorsque l’information qu’elle mémorise n’est plus adaptée à son environnement. Cela implique qu’une société humaine s’effondre lorsque sa perception du monde, donc la politique de ses dirigeants, est devenue obsolète. C’est ainsi (voir billet précédent) que nos élites cherchent à corriger les effets du libéralisme par plus de libéralisme ou les effets de la croissance par plus de croissance.

L’Homme semble avoir la tête tournée par ses prouesses scientifiques et techniques. Puisque nous avons été capable d’aller sur la lune, alors tout nous est possible. Il n’y a pas de limites au progrès. Si nos réserves de pétrole diminuent et le climat se réchauffe, alors de nouveaux progrès permettrons de résoudre ces problèmes. Là encore, on nous propose de résoudre les problèmes dus à des progrès trop rapides, par des progrès encore plus rapides.

Un parangon de ce mode de pensée est l’américain Ray Kurzweil. Spécialiste d’intelligence artificielle, Kurzweil pense que les ordinateurs seront bientôt capables de supplanter l’intelligence humaine. L’humanité franchira alors ce qu’il appelle une “singularité” (1). Allons-nous être dirigés par des ordinateurs?

Kurzweil pense que les progrès techniques permettront de prolonger indéfiniment la durée de la vie humaine (2). À aucun moment il ne lui vient à l’idée que notre civilisation peut s’effondrer. La nécessité pour les gènes humains de s’adapter à un monde qui évolue de plus en plus vite, devrait au contraire entraîner une diminution de la durée de vie humaine. De fait, l’espérance de vie aurait déjà commencé à décroître aux États-Unis (3).

Qu’ils soient de droite ou de gauche, la plupart de nos hommes politiques pensent comme Kurzweil. Ainsi Jean-Luc Mélenchon aurait déclaré à la radio: « Demain nous vaincrons la mort » (4). Devant une telle misconception de la réalité, on ne s’étonne plus que les politiques qu’ils proposent soient irréalistes.

Ce mois-ci, le Monde Diplomatique publie un article de Jacques Testart (5) sur la procréation médicalement assistée.  Selon Testart, cette technique fait resurgir le spectre de l’eugénisme: « Elle pourrait conduire insensiblement à un monde biopolitique créé par l’engendrement en laboratoire d’individus programmés, dont Aldous Huxley a imaginé une version dans Le Meilleur des Mondes, en 1931 ». Faut-il s’en inquiéter?

Les individus génétiquement programmés au laboratoire sont soumis comme les autres à la sélection naturelle. C’est elle qui décide en dernière instance. S’ils ne sont pas adaptés à leur environnement, les gènes sélectionnés par l’Homme seront éliminés par la sélection naturelle. Parce qu’elle diminuera la variabilité génétique, toute tentative d’eugénisme entraînera une baisse de la population mondiale, un effet plutôt salutaire lorsque les ressources diminuent.

Tous ces exemples montrent que ce n’est pas l’Homme qui commande. L’évolution obéit à des lois auxquelles l’Homme est soumis. On sait aujourd’hui que la sélection naturelle agit sur les gènes. Elle sélectionne ceux qui maximisent la dissipation d’énergie. Elle a pour cette raison sélectionné les premiers gènes capables de produire un cerveau reptilien. Pour dissiper encore mieux l’énergie, les cerveaux reptiliens se sont fait seconder par un cerveau limbique ou affectif. Celui-ci s’est entouré ensuite d’un cerveau rationnel appelé neocortex. Aujourd’hui le neocortex de l’Homme se fait seconder par un cerveau exosomatique encore plus puissant, constitué d’ordinateurs.

Cela ne produira pas plus de singularité que lorsque l’Homme s’est mis à dissiper l’énergie de façon majoritairement exosomatique, à l’aide des machines. Aussi puissant qu’ils soient, nos ordinateurs continueront à obéir à notre cerveau rationnel. Lui-même obéit à notre cerveau affectif. Cherchant à maximiser notre bien-être, ce dernier obéit à notre cerveau reptilien qui lui-même obéit à nos gènes. Enfin ces derniers obéissent aux lois de la chimie c’est-à-dire, in fine, de la thermodynamique.

Ainsi l’Homme n’est pas maître de son destin. Il n’en a que l’illusion. Pour les raisons que j’ai décrites, les sociétés humaines suivent les lois de la thermodynamique. Nos dirigeants y sont soumis. Mis à la tête d’un pays par une population dont les idées sont devenues complètement irréalistes, ils ne peuvent qu’entraîner la société vers son effondrement.

(1) Ray Kurzweil, The Singularity is Near, Penguin Books (2005).
(2) Ray Kurzweil, Terry Grossman, Fantastic Voyage: Live Long Enough to Live for Ever, Rodale (2013).
(3) Voir: notre-planète.info.
(4) Des paroles et des actes, France 2, 12 janvier 2012. Cité par Vincent Cheynet, Décroissance ou décadence, Le pas de coté, 2014.
(5) Biologiste français, Jacques Testart a permis la naissance du premier “bébé éprouvette” en France en 1982.


5 réflexions sur « 59 – La grande illusion »

  1. Vous dites : « Aussi puissant qu’ils soient, nos ordinateurs continueront à obéir à notre cerveau rationnel ».

    Vous ne partagez donc pas la crainte – exprimée notamment par Stephen Hawking – d’une perte de contrôle de l’intelligence collective sur l’intelligence artificielle ?

  2. L’intelligence artificielle est engendrée par l’intelligence collective dans le même but de dissiper l’énergie.

  3. A mon humble avis, l’intelligence artificielle est numérique avec des 1 et des 0, l’intelligence collective est d’ordre analogique.
    C’est fondamentalement différent.
    La seule perte que nous puissions avoir me semble être la non compréhension de notre environnement qui fonctionne suivant le principe de Carnot dans une système ouvert à base d’énergie solaire alors que notre civilisation fonctionne dans un système fermé à base d’énergie fossile.

  4. Nous obéissons aux lois de la thermodynamique donc in fine dans notre système à la consommation de pétrole qui détermine le niveau d’activité de notre économie.
    C’est pourquoi je ne crois pas dans un effondrement soudain de notre civilisation (sauf guerre mondiale que je ne souhaite évidemment pas) mais dans un effondrement dû à la déplétion pétrolière.
    Peut-être auront nous le temps de nous adapter mais le prix bas du baril ne nous incite pas à des efforts de compréhension et d’action.
    Pourtant nous n’aurons jamais plus de croissance pétrolière digne de ce nom, il faut en faire son deuil.

  5. Il est probable  » à long terme » que ces intelligences artificielles faibles puissent se muer en une intelligence artificielle forte , une forme de « conscience artificielle » qu’ on peut espérer plus sage que notre conscience collective qui peine à faire ses preuves . Cette conscience artificielle pourrait tout aussi bien déduire de son environnement que le but à atteindre n’est plus forcément la course à la dissipation d’énergie mais l’équilibre et la contemplation . En somme « un Bouddha artificiel » ,plus qu’un « Terminator ». Probabilité faible certes , mais un peu d’utopie ne fait jamais de mal…

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