56 – L’hérédité sans gènes

Le magazine « Pour la science » vient de sortir (novembre-décembre 2013) un dossier ayant pour titre: « L’hérédité sans gènes ». Il y a dix ans on considérait encore l’ADN comme un programme informatique dictant les différentes phases du développement de l’embryon. Ce point de vue est en train de changer. Le phénomène de différentiation cellulaire apparait de plus en plus comme une suite de mutations dues en bonne partie au hasard. Un phénomène semblable à la sélection naturelle, favoriserait le développement des cellules appropriées à chaque étape du développement, l’environnement jouant un rôle essentiel. Ainsi le mécanisme de l’ontogenèse (développement de l’embryon) ressemblerait à celui de la philogenèse (développement des espèces).

Que disent à ce sujet les lois de la thermodynamique? On sait maintenant que les structures dissipatives s’auto-organisent à la manière des transitions de phase. En physique, une transition de phase est un changement d’état de la matière, par exemple le passage de l’état liquide à l’état gazeux ou le passage de l’état ferromagnétique à l’état paramagnétique. Les physiciens distinguent deux types de transition de phase: les transitions continues et les transitions abruptes.

Les transitions continues se produisent dans des conditions très particulières, notamment à une température bien précise appelée température critique. Elles sont caractérisées par une discontinuée de la dérivée première de la fonction entropie: de l’information apparait progressivement au fur et à mesure que la phase ordonnée se développe. Le passage du paramagnétisme au ferromagnétisme est une transition de phase continue. Sa température critique, dite température de Curie, est de 770° C.

Les transitions abruptes se produisent dans des conditions plus larges, mais elles nécessitent un apport extérieur d’information sous la forme d’un germe, d’où une discontinuité de la fonction entropie elle-même. Mettez de l’eau à bouillir. Si celle-ci est bien pure, les bulles de vapeur auront du mal à se former. Jetez-y une pincée de sel, les bulles se formeront aussitôt. De même, la présence dans l’air de particules chargées électriquement facilite la formation du brouillard. L’eau peut rester liquide en dessous de 0°C. On dit qu’elle est en surfusion. Plongez-y un glaçon, l’eau se transforme aussitôt en glace.

De la même manière, l’apparition d’une nouvelle espèce animale ou végétale est un phénomène progressif qui ne s’observe que dans des conditions environnementales très particulières. Nous savons que le processus d’auto-organisation est semblable à celui d’une transition de phase continue. Le développement d’un embryon est un phénomène d’auto-organisation beaucoup plus rapide. Il se produit dans des conditions environnementales plus étendues mais nécessite l’apport d’un germe. Ses propriétés ressemblent à celles des transitions abruptes.

Thermodynamiquement, on s’attend donc à ce que l’ontogénèse soit un phénomène de même nature que la phylogénèse. Le premier correspondrait aux transitions abruptes et le second aux transitions continues. C’est bien ce que les biologistes découvrent aujourd’hui.

Dans mon livre (Thermodynamique de l’évolution, section 13.2), j’établis un parallèle entre les mécanismes de la transmission génétique et ceux de la transmission de la culture. L’ADN jouerait le rôle des livres, tandis que l’ARN jouerait celui des cerveaux. Il est clair que là aussi l’environnement joue un rôle important. On n’apprend pas à conduire une voiture uniquement en lisant le code de la route ou en écoutant les conseils d’un professeur. Il faut soit même prendre le volant. L’expérience personnelle est irremplaçable. Durant notre existence, nous acquérons de l’expérience que nous pouvons transmettre à nos enfants. Il y a transmission de caractères acquis comme dans le cas de la transmission épigénétique.

Ces concepts s’appliquent-ils aussi à l’évolution des sociétés humaines? Normalement ces dernières s’auto-organisent à la manière des transitions de phase continues. Y observe-t-on aussi l’équivalent des transitions abruptes? C’est le cas toutes les fois qu’une société nouvelle s’organise en utilisant un apport culturel. Cet apport joue alors le rôle d’un germe. Venant d’une société plus ancienne, il crée un lien de filiation. Ainsi l’empire romain s’est formé sur une base de culture grecque.

C’est le cas aussi d’un pays colonisé. Le germe est alors imposé par le peuple colonisateur. Il peut prendre la forme d’une constitution. Clairement, une constitution n’est pas un programme d’organisation, seulement la forme que prend une partie de l’organisation. L’environnement y joue aussi un rôle important. On conçoit qu’il en soit de même du rôle de l’ADN dans l’organisation d’un être vivant.


3 réflexions sur « 56 – L’hérédité sans gènes »

  1. « Comparaison n’est pas raison ». Je ne sais pas quand est apparu cet adage en forme d’interdit mais il me plaît de le situer à la coupure galiléenne. Thom et vous transgressez quasi-systématiquement cet interdit et, selon moi, vos oeuvres respectives montrent indubitablement la puissance du raisonnement analogique.

    La racine latine de raison est ratio (encore récemment on parlait de la raison d’une progression arithmétique ou géométrique). Je suis convaincu que le raisonnement analogique (métaphorique) est au moins aussi rationnel que le raisonnement catalogique (métonymique) qui a actuellement seul le droit de cité en science.

    Lors de son discours Nobel Konrad Lorentz a dit que « Toute analogie est vraie ». René Thom a modulé en « Toute analogie sémantiquement acceptable est vraie » et a développé une théorie de l’analogie (la théorie des catastrophes) et une théorie de la signification « telle que l’acte de connaître soit une conséquence de la théorie ». Mais je pense que tout un chacun peut sentir si une analogie est sémantiquement acceptable, a ou non un sens, sans rentrer dans les ésotériques considérations thomiennes: il lui suffit de ressentir une sensation de bien-être dans ses tripes, ce cerveau endogène. Cerveau classique, exogène, siège du raisonnement catalogique; cerveau endogène, siège du raisonnement analogique? Dynamique d’affect ontologiquement antérieure à la dynamique de pertinence?
    Thom: « Pour nous, la question de l’acceptabilité sémantique d’une assertion est un problème ontologiquement antérieur à celui de sa vérité. La vérité présuppose une signification. L’idéal des logiciens (et de certains mathématiciens) d’éliminer la signification au bénéfice de la seule vérité est un contre-sens philosophique ».

    Thom voit toute morphogénèse comme une succession de différenciations (avec un c…). Une situation « seuil » instable, mésodermique, se différencie pour se stabiliser en situation exodermique et endodermique: ainsi le « a » interrogatif se différencie en « i » exogène (symbolisant le danger extérieur) et « o » endogène (symbolisant la sécurité du foyer).

    L’hypothèse récente du monde à ARN (cf. Wiki) suggèrerait-elle que « le monde à ARN » est une situation « seuil » qui s’est différenciée ultérieurement pour donner « le monde ontogénétique à ADN » et « le monde phylogénétique à ??? »?*

    L’analogie ADN/livres est classique. Thom: « Le rôle du génome apparaît finalement plutôt comme un dépôt culturel des modes de fabrication des substances nécessaires à la morphogénèse ». Bibliothèque qui, selon lui, n’est pas nécessairement consultée: « Il n’est peut-être guère plus nécessaire à l’embryogénèse que ne l’est la consultation des livres de cuisine aux réalisations gastronomiques d’un grand chef (ou en tout cas guère plus que l’ensemble de ses fournisseurs…) ». Hérédité sans gènes?

    Je ne sais que penser de l’analogie ARN/cerveau. Je remarque seulement que dans l’analogie culturelle le lecteur est parfois aussi l’écrivain. A verser donc, éventuellement, au crédit du « monde à ARN » en situation « seuil ».

    Si l’analogie biologie/sociologie a un sens, ce que je crois, on tient, me semble-t-il, un argument qui va dans le sens d’une démocratie plus participative. La barrière de Weismann , ce dogme fondamental de la biologie néo-darwinienne, ne serait-elle pas en effet sur le point de voler en éclats?

    * J’aime bien cette idée de transition douce et de transition abrupte. On les rencontre en régime météorologique dépressionnaire (front chaud, front froid). Pour Thom elles apparaissent dans le lacet de prédation associé à la fronce, lacet qu’il voit à la base de l’embryologie animale (par exemple catastrophe douce d’endormissement, catastrophe abrupte de réveil dans le cycle circadien).

    1. L’analogie est une méthode inductive. Elle permet de proposer des théories. Mais, pour être validée, une théorie doit être vérifiée dans toutes ses conséquences. Pour cela, la déduction est indispensable. C’est elle qui permet les vérifications expérimentales.

      1. Ana: « vers le haut », Cata: « vers le bas ». C’est l’étymologie.

        Ceci dit la méthode expérimentale de Newton, qui lui permet de se passer d’hypothèses (« Hypotheses non fingo »), n’a pas l’aval de tous, en particulier de Thom. Voir son article « La méthode expérimentale: un mythe des épistémologues (et des savants?) » dans, par exemple, son recueil « Apologie du logos ».

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