113 – Une origine vraisemblable de la vie

[Le texte ci-dessous est la traduction française d’une proposition de recherches que j’ai soumise, visant à étudier l’origine de la vie à l’aide de l’expérience DECLIC à bord de la station spatiale]

Premières tentatives d’étude

Selon Maynard Smith et Eörs Szathmary (1), la première proposition sérieuse d’étude de l’origine de la vie est due à A. I. Oparin (1924) et à J. B. S. Haldane (1929). Leur argument était que, si l’atmosphère primitive manquait d’oxygène libre, une grande variété de composés organiques pouvait avoir été synthétisée à l’aide d’énergie fournie par de la lumière ultraviolette et des décharges des éclairs.

En 1953, sur les conseils d’Harold Urey, Stanley Miller testa cette hypothèse en provoquant des décharges électriques à travers une enceinte contenant de l’eau, du méthane et de l’ammoniac. Elle produisit une grande variété de composés organiques, y compris des nucléotides dont l’ARN et l’ADN sont constitués.

Toutefois, des molécules essentielles étaient absentes ou ne furent obtenues qu’en concentration très faible. Surtout, les réactions produites manquaient de spécificité, rendant difficile de comprendre comment des polymères, dont les liaisons chimiques sont très spécifiques, avaient pu se former.

Dans une série d’articles publiés entre 1988 et 1992, Günter Wächtershäuser suggéra que les réactions avaient pu se produire entre des ions fixés sur une surface chargée. L’attraction entre des charges de signes opposés fait que les ions en solution s’attachent à des surfaces chargées. Ils peuvent se déplacer lentement sur la surface, tout en conservant la même orientation, ce qui accroit considérablement à la fois la vitesse et la spécificité des réactions chimiques.

Des chercheurs ont montré récemment que le confinement de molécules dans de petites gouttes de liquide améliore nettement la vitesse des réactions, suggérant des applications en chimie prébiotique (2). Ces résultats confirment les sources hydrothermales comme une origine possible de la vie, mais aucune mention n’est faite du point critique de l’eau (3).

Auto-organisation et criticalité

Durant ces 50 dernières années, les preuves se sont accumulées que les processus d’auto-organisation ont lieu lorsque des forces d’attraction équilibrent des forces de répulsion. Ils sont de même nature que les transitions de phase continues observées dans les fluides en état d’opalescence critique à la température dite critique. Cette analogie a été reconnue pour la première fois par Per Bak et al. (4), en relation avec la l’omniprésence du bruit dit en 1/f. Ils ont appelé ce processus « criticalité auto-organisée ».

Un exemple typique est la formation des étoiles en astrophysique. L’instabilité de Jeans qui permet aux étoiles de se former est en effet de même nature que celle qui cause l’opalescence critique. Dans les deux cas, les fluctuations de densité suivent une loi de puissance (bruit dit en 1/f), comme le montre la distribution des masses initiales des étoiles nouvelles.

Dans son livre « The Self-Organising Universe » Erich Jantsh (5) a montré que l’ensemble de l’univers s’auto-organise suivant des séquences similaires d’événemements. Une « macroévolution » lente durant laquelle de larges structures se condensent alterne avec une « microévolution » rapide durant laquelle de nouveaux constituants élémentaires se forment. La figure 1 résume ce processus. Suivant ce schéma, la formation des étoiles fait partie de la macroévolution. Elle déclenche la formation d’atomes nouveaux tels que ceux d’hélium qui sont plus lourds que ceux de l’hydrogène. La formation d’hélium fait parie de la microévolution.

Fig. 1. L’auto-organisation de l’univers d’après Eric Jantsch (1980)

À la suite de Per Bak, on peut considérer la macroévolution de Jantsch comme une transition de phase continue et sa microévolution comme une transition de phase abrupte, autrement dit l’évolution de tout l’univers peut être vue comme un processus oscillant autour d’un « point critique » (voir Fig. 2).

Auto-organisation et dissipation d’énergie

Ilya Prigogine a montré que l’auto-organisation est une cactéristique des structures dissipatives, c’est-à-dire des structures qui apparaissent spontanément en présence d’un flux permanent d’énergie. Les êtres vivants ou les cellules de Bénard sont des structures dissipatives.

Les structures dissipatives se comportent comme des machines thermiques: elles utilisent des différences de température pour produire du travail mécanique. Selon le second principe de la thermodynamique dit principe de Carnot, cela n’est possible que suivant des cycles de transformations. Les premières machines thermiques ont fait appel à la transition liquide-vapeur de l’eau pour obtenir de larges variations de volume.

Les moteurs d’automobile sont plus efficaces car ils utilisent des différences de température beaucoup plus grandes pour produire les mêmes variations de volume. Cependant, des variations de température beaucoup plus faibles suffisent à produire les machines thermiques naturelles telles que les cellules de Bénard. C’est particulièrement vrai près du point critique où des différences de température très faibles produisent de très grandes variations de volume.

Le point critique de l’eau

La pression critique de l’eau est 220 bars et sa température critique 374°C. Dans l’eau salée comme celle de l’océan, le point critique est à un peu plus de 2.200 m de profondeur, tandis qu’aux sources hydrothermales la température dépasse aisément 374° C.

Considérons l’eau d’une source hydrothermale située au dessous de 2.200m et dont la température est un peu supérieure à 374°C. Sa densité étant inférieure à celle de l’eau environnante, elle forme une plume convective. Durant son ascension, sa pression descend. Sa température reste un moment supérieure à celle de son environnement jusqu’au moment où, devenue plus froide, elle redescend en direction de la source, fermant la boucle convective. À un moment donné, l’eau atteint la zone de condensation. De fines gouttelettes se forment. L’eau liquide est ensuite convertie de façon lente et continue en eau vapeur sans jamais former de bulles.

Fig. 2. La surface ci-dessus montre l’état de l’eau autour du point critique.
La zone grise est la zone de condensation.

La figure 2 montre l’état de l’eau dans une plume convective lorsqu’elle décrit un cercle autour du point critique, comme indiqué par la flèche. Tandis que la transition de l’état liquide à l’état gazeux est continue, la transition de l’état gazeux à l’état liquide est abrupte. Périodiquement, l’eau se condense en formant de fines gouttelettes d’eau liquide qui grossissent jusqu’à ce que l’eau deviennent entièrement liquide. Elle s’enfonce alors en direction de la source hydrothermale où elle est réchauffée au dessus de la température critique. Elle est alors transformée continuement en vapeur, sans jamais former de bulles gazeuses.

La condensation du gaz en liquide près du point critique est appelée « opalescence critique ». On y observe de très grandes fluctuations de densité, une condition favorable à la formation de microgouttelettes. Dans l’océan d’autres molécules peuvent se condenser également. Les molécules polaires vont conserver une même orientation par rapport à la surface de la gouttelette, favorisant ainsi les liaisons polaires. Ces conditions sont particulièrement favorables à la formation de molécules organiques complexes.

Une possibilité de tester l’origine de la vie

Bien que les conditions décrites ci-dessus soient appropriées à la formation de molécules organiques complexes, la probabilité que de telles réactions se produisent reste faible à moins que la même situation ne se reproduise durant une période de temps très longue.

On peut estimer grossièrement que le temps de circulation de l’eau dans une plume convective est de l’ordre de la journée, tandis que la durée de vie d’un volcan sous-marin actif est de l’ordre d’un million d’années. Les mêmes conditions ont pu ainsi se reproduire plusieurs centaines de milliers de fois. Il est clair que si l’on veut répéter ce processus au laboratoire, il doit être considérablement accéléré.

L’expérience DECLIC offre une telle opportunité. DECLIC est une expérience à bord de la station spatiale internationale. Une des versions a pour but l’étude des réactions chimiques au voisinage du point critique de l’eau. Son environnement en apesanteur permet de produire les conditions critiques de façon uniforme sur tout son volume avec une précision de trois décimales. Il doit être possible d’ajuster ces conditions de façon à décrire des cercles autour du point critique en quelques secondes au lieu de quelques jours. Comparé aux conditions à l’origine de la vie, cela accélérerait le processus d’au moins 5 ordres de grandeur, probablement plus vu que les conditions de l’expérience seraient constamment maintenues très proches du point critique.

S’il est possible de suivre la composition chimique de la chambre de réaction en fonction du temps, on devrait pouvoir reproduire en quelques mois et observer des réactions chimiques qui ont mis des millions d’années à se produire. Nous suggérons fortement qu’une telle expérience soit mise au programme de DECLIC.

François Roddier

  1.  John Maynard Smith and Eörs Szathmary, The origins of life, Oxford (1999).
  2. Ali Fallah-Araghi et al. Enhanced Chemical Synthesis at Soft Interfaces: A Universal Reaction-Adsorption Mechanism in Microcompartments.
  3. K. Ruiz-Mirazo, C. Briones, and A. de la Escosura, Prebiotic Systems Chemistry: New perspectives of the origins of life, Chem. Rev. 114, 285 (2013).
  4. Per Bak, Chao Tang, and Kurt Wiesenfeld, Self-Organized Criticality: An Explanation of 1/f Noise, Phys. Rev. Letters 4, vol. 59 (1987)
  5. Erich Jantsch, The Self-Organizing Universe, Pergamon (1980).

[Cette proposition est soutenue par Roger Bonnet, ancien directeur scientifique à l’ESA].


8 réflexions sur « 113 – Une origine vraisemblable de la vie »

  1. Peut on faire une 1ere expérience sur terre, ave des conditions chimiques un peu favorisées?

  2. Thom consacre quelques pages au problème de l’origine de la vie et en propose un modèle, « à titre éminemment spéculatif »: pp.282 à 286 de SSM (2ème ed). Je n’ai rien compris.

  3. Très certainement. La gravité n’introduit qu’une légère différence de pression entre le haut et le bas du récipient. C’est un excellent sujet de thèse pour celui qui réussira à financer une telle expérience au sol. Mais attention à la résistance des matériaux et au danger d’explosion à 220 bars.

  4. bonjour Mr Roddier,
    L’auto-organisation de l’univers de la figure 1 , présent dans votre livre comme dans vos conférences m’ a toujours interpellé et soumis à d’intense réflexion .
    Comment expliquer que la microévolution semble respecter une croissance dans l’ordre de grandeur de ses éléments alors que ce n’est pas le cas dans la décroissance de la macroévolution ? Les deux courbes tendant à se rejoindre , peux -t on en déduire une finalité à l’ évolution dans l’univers ? Pourrait-on imaginer un schéma similaire à l’ évolution du monde virtuelle de l’informatique ou ce dernier aurait- il sa place dans la suite logique du schéma d’ Eric Jantsch ?
    J’ espère que vous aurez un peu de temps à consacrer à mes questions et vous remercie de nous faire partager vos inspirantes réflexions.

  5. Merci pour cette intéressante question.

    Erich Jantsch est mort en 1980. Il n’a donc pas connu les travaux du physicien danois Per Bak. Ce dernier n’a sans doute pas eu connaissance du livre de Jantsch (paru à sa mort et peu connu au moment de sa parution). Pourtant, leurs travaux se recoupent de façon remarquable.

    On doit à Per Bak d’avoir montré que les processus d’auto-organisation ont les propriétés des transitions de phase. Ces propriétés apparaissent toutes les fois que des forces d’attraction à courtes distances s’opposent à des forces de répulsion à grande distance. À grande échelle, l’auto-organisation de l’univers est due à la gravité qui s’oppose à son expansion. À l’échelle de l’atome, les forces électromagnétiques prédominent. À échelle encore plus petite, ce sont les forces nucléaires. L’univers s’est d’abord micro-organisé grâce aux forces nucléaires. Avec la biologie, il se micro-organise à une échelle intermédiaire (grâce aux forces électromagnétiques). Le travail de Jantsch porte uniquement sur ces deux premières étapes.

    Dans quelques milliards d’années notre propre univers se limitera à un amas local de galaxies et la formation de trous noirs deviendra alors, vraisemblablement, le mécanisme dominant. Cela implique un mécanisme de reproduction des univers comme le suggère Lee Smolin. Le schéma de la figure 1 devient alors trop simpliste et doit être remplacé par une série de schémas du même type, ce que fait d’ailleurs Jantsch.

    Jantsch considère aussi l’aspect information/communication de l’évolution (chapitre 11). Je vous suggère vivement de lire son ouvrage si vous avez un peu de temps et si vous arrivez à vous en procurer un exemplaire à un prix raisonnable.

  6. Merci pour votre réponse .
    J’ ai trouvé une version pdf de son ouvrage sur internet . Je crois qu’il va falloir que je muscle mon anglais …
    Bonne journée

  7. Bonjour et encore bravo pour cet excellent exposé,c’est toujours un bonheur de vous lire.
    Concernant le schéma de Jantsch,ne devrait t-il pas y avoir un point de croisement des deux courbes?
    On pourrait imaginer un cerveau global galactique voir universel à terme.
    A l’inverse les système cognitifs pourraient devenir de plus en plus petit jusqu’à atteindre des échelles « nanoscopique »,la boucle serait bouclé…
    Cordialement.

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