118 – Les cycles séculaires et la monnaie

Dans mon billet précédent, j’ai tenté de montrer que nos sociétés dites occidentales, principalement européennes, viennent de traverser un cycle de 120 ans semblable aux cycles historiques de Turchin et Nefedov billet 90. Les économistes considèrent en général des cycles nettement plus courts tels que les cycles de Kuznets (15 à 25 ans) ou de Kondratiev (40 à 60 ans). Une raison plausible est qu’ils n’ont pas jusqu’ici disposé de données économiques sur une durée suffisamment longue. Les travaux plus récents de Thomas Picketty changent les choses.

Dans son livre (1), il montre le rapport capital/revenu de 1870 à 2010 pour trois nations européennes: l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni. Ces courbes sont reproduites ici avec l’indication des périodes traversées. On voit qu’elles sont très semblables, confirmant que ces trois économies se sont bien synchronisées, montrant le début du phénomène de mondialisation.

figure de Piketty

La première guerre mondiale correspond à une chute brutale du rapport capital/revenu. La phase de dépression indique une légère remontée suivie d’une nouvelle chute liée à la deuxième guerre mondiale. La phase d’expansion, dite des 30 glorieuses, se caractérise par un rapport capital/revenu très bas. La phase de stagflation correspond à une remontée du rapport capital/revenu, sans toutefois atteindre ses valeurs de 1910. Il pourrait les atteindre durant la phase de crise actuelle.

Comment interpréter ces résultats? Dans mon billet 90, j’ai identifié les cycles séculaires de Turchin et Nefedov à des cycles autour d’un point critique. La chute brutale du rapport capital/revenu, de 1910 à 1920, correspond clairement à une transition de phase abrupte. De même, la lente remontée observée de 1950 à 2010 correspond à une transition continue. On peut donc s’attendre à une nouvelle chute brutale du rapport capital/revenu d’ici 2040. Il est intéressant de constater que tous les pics identifiés par le Club de Rome ont effectivement lieu entre 2010 et 2040, c’est-à-dire durant la phase de crises. La production économique mondiale culminerait en ce moment. Elle serait suivie d’un pic de la population vers 2030. Si tout se passe comme prévu, la phase de crises se terminera par un pic de la pollution vers 2040.

Per Bak compare le processus de criticalité auto-organisée à la formation d’un tas de sable. On peut identifier ici les propriétés du sable avec celles de la monnaie. De même que le sable peut s’accumuler pour former un tas, la monnaie peut s’accumuler pour former un patrimoine. Lorsque la pente du tas de sable atteint une certaine valeur critique, alors des avalanches de sable apparaissent, réduisant la hauteur du tas de sable. De même, lorsque le patrimoine devient trop élevé, des avalanches de monnaie tendent à le réduire. C’est bien ce que montrent les courbes de Picketty.

Comme l’a montré Robert Ulanowicz, on retrouve un processus similaire dans les écosystèmes pour lesquels il définit une mesure d’interconnectivité. Dans nos sociétés, la fraction α de revenu annuellement capitalisée pourrait jouer le rôle de l’interconnectivité. Ulanowicz a montré que la robustesse d’un écosystème est maximale pour α=1/e, où e=2.718 est la base des logarithmes népériens. De même, la robustesse d’une société pourrait être maximale lorsqu’elle capitalise une fraction de son revenu annuel de l’ordre de 1/e. Cela signifie qu’en capitalisant 2,7 années de son revenu, chacun serait capable de subvenir aux aléas normaux de l’existence. Il y aurait ainsi un patrimoine critique de l’ordre de 2,7 années de revenu au delà duquel le risque que certains tentent de couvrir n’est plus que celui de l’effondrement de la société. Mais, comme le sable qu’on entasse, plus on accumule de capital plus le risque d’effondrement devient élevé.

Il est intéressant de constater que cette condition de stabilité a été approximativement réalisée durant la phase de dépression et celle d’expansion. En accroissant la « pente du tas de sable », la politique économique destinée à combattre la stagflation qui a été menée depuis 1980, nous a tout naturellement conduit à une phase de crises.


12 réflexions sur « 118 – Les cycles séculaires et la monnaie »

  1. Bonjour et encore merci pour cet excellent article.
    On parle beaucoup de crypto-monnaie en ce moment,que pensez vous de ses dernières?

    Il est intéressant de constater que celle ci fluctuent en passant par les 4 phases que vous décrivez mais sur une période très courte,certainement en raison des vitesses de traitement de l’information propre à l’informatique.
    Cordialement.

      1. Bonjour Mr Roddier ,

        Votre précédent billet se conclue par : « C’est le passage de la sélection K à la sélection r en biologie (3). Ce mouvement pourrait inclure un retour aux monnaies nationales, comme le franc, non pas à la place de l’Euro mais en plus de ce dernier » .
        Ce pourrait il que ce soit plus un futur avènement des crypto-monnaies (ou des monnaies locales) qui caractérise ce passage de la sélection K à la sélection r plutôt qu’un duo franc-euro qui parait a cette heure improbable ?

          1. Quel sera le rapport entre ces monnaies à durée de vie courte et les nouvelles richesses et leur système de création? En considérant que la seule énergie qui soit durable et possible est l’énergie solaire.

  2. Il ne me semble pas qu’il y ai de contradiction entre les cycles de 120 ans de Turchin et Nefedov et les cycles de Kuznets (15 à 25 ans) ou de Kondratiev (40 à 60 ans). Comme l’a expliqué Gunderson et Holling, les systèmes auto-organisés suivent des cycles adaptatifs à différentes échelles de temps et d’espace. Il existe donc des cycles plus courts et d’autres surement plus long, comme le propose B. Lietaer dans Rethinking Money: How New Currencies Turn Scarcity Into Prosperity. Il parle de l’ère industrielle démarrée il y a 250 ans, de l’ère moderne commencé il y a 500 ans, de l’ére du rationnalisme vieux de 2500 ans et de l’ère du patriarcat débuté il y a 5000 ans.
    Ces cycles ne sont pas nécessairement en phase mais plusieurs indicateurs semblent montrer qu’ils convergent tous vers une fin simultanée…

  3. Il n’y a pas en effet de contradiction. On peut toutefois s’étonner que les économistes n’aient pas vu les cycles séculaires des historiens. L’explication suggérée est qu’ils ne disposaient pas jusqu’ici de données assez longues. Le travail de Piketty change les choses: ses résultats semblent compatibles avec des cycles de 120 ans.

    1. Chose étonnante toutes les durées de ces cycles sont proches de multiples de 30 ans ( Kuznets ~30 ans, Kondratiev ~60 ans, Piketty ~120 ans, et peut-être révolution industrielle ~240 ans, ère moderne 480 ans).
      Si cela est avéré, est-ce une coïncidence ou l’influence de variables sous-jacentes (peut-être la durée d’une génération) ? Peut-être il y a t’il des réponses à trouver dans les travaux d’Emmanuel Todd.

      En tout cas j’ai toujours beaucoup de plaisir à lire vos billets.

  4. . Il y aurait ainsi un patrimoine critique de l’ordre de 2,7 années de revenu au delà duquel le risque que certains tentent de couvrir n’est plus que celui de l’effondrement de la société. Mais, comme le sable qu’on entasse, plus on accumule de capital plus le risque d’effondrement devient élevé.

    C’est toute une information à traiter. Il y a eu un monsieur Armstrong, qui lui avait trouvé un algorithme sur court terme concernant la bourse et il a fait fortune ! Ah les mathématiques, ainsi le 2,7 … un secret pour construire un tas de sable , une pyramide?

  5. Bonjour monsieur Roddier,
    Vous nous dites ceci:  » Il y aurait ainsi un patrimoine critique de l’ordre de 2,7 années de revenu au delà duquel le risque que certains tentent de couvrir n’est plus que celui de l’effondrement de la société.  » Ne pourrait-on pas considérer ce patrimoine comme un volant d’inertie à l’instar du volant d’autofertilité http://www.celesta-lab.fr/medias/upload/files/TCS67LightDossier_fluxMO.pdf
    C’est à peu de chose près le même processus que le tas de sable de Per Back.
    Cette course mercantiliste au capital financier épuise les ressources notamment les insectes, les oiseaux et la faune du sol et nous conduit droit à l’effondrement de l’agriculture ce qui fait que de plus en plus de gens se posent des questions et essayent d’y répondre. Cet article nous montre que ce sont les flux de carbone et par conséquent de matières organiques qui sont importants avec la capitalisation adéquate d’un volant d’inertie de matières organiques.
    N’en serait-il pas de même en ce qui concerne l’économie, ne faudrait-il pas troquer le capitalisme d’accumulation avec un capitalisme de volant d’inertie?
    Encore une fois l’humanité devra abandonner ses croyances pour entrer dans la réalité thermodynamique de la biosphère. On pourrait aussi calculer que le volant d’autofertilité du sol est du même rapport que 1/e

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