133 – Effondrement et éducation

Comme je le montre dans ce blog et je l’explique dans mon nouveau livre « De la thermodynamique à l’économie », un effondrement économique est un processus naturel. Toute économie traverse nécessairement des phases de crise. L’amplitude des crises est inversement proportionnelle à leur fréquence. La question est de savoir quelle va être l’amplitude de la prochaine crise.

Dans mon précédent billet, j’ai expliqué que l’effondrement est un phénomène culturel. Comme toute structure dissipative, une société mémorise de l’information. En dissipant l’énergie, elle fait évoluer son environnement. Lorsque l’information qu’elle mémorise n’est plus adaptée à son nouvel environnement, sa culture est devenue inadaptée et la société s’effondre. Une société mémorise l’information à travers l’éducation de ses enfants. Il n’est donc pas surprenant que l’effondrement d’une société soit lié à l’effondrement de son système éducatif (billet 125). Il est intéressant de voir comment ce système évolue le long d’un cycle séculaire, tel qu’il est décrit sur la figure du billet 117.

Une société se réorganise durant sa phase de dépression. Notre société a traversé une telle phase entre 1918 et 1939, c’est-à-dire entre les deux guerres mondiales. On y a multiplié les écoles normales d’instituteurs où l’éducation était excellente. Les instituteurs ainsi formés ont éduqué la génération qui a suivi et dont je fais partie. J’ai sur mon bureau un livre, intitulé leçons de sciences, datant de cette époque. Il décrit les matières enseignées pour le certificat d’études. Je souhaiterais que tous les jeunes qui passent aujourd’hui le baccalauréat aient ce minimum de connaissances!

La phase qui a suivi porte le nom de phase de croissance. On la désigne souvent sous le nom de « baby boom ». Nos enseignants ont été pris de court. Ils n’étaient plus assez nombreux. Vingt ans plus tard, les jeunes de cette époque sont arrivés à l’université. Il a fallu créer d’urgence des universités nouvelles, comme l’université de Nice à laquelle j’ai été nommé. On m’a demandé de pourvoir des postes d’assistants. J’ai eu beaucoup de difficultés à trouver des candidats!

Les amphithéâtres étaient pleins et les étudiants pas très satisfaits. Ils le manifestèrent en mai 68. On les a formés comme on a pu. Quelques années plus tard, cette marée d’étudiants s’est retrouvée demandeuse d’emploi. Inutile de dire que les sources d’emploi se sont rapidement taries. La société est alors entrée dans sa phase de stagflation. C’est ainsi que des étudiants, formés à la hâte, se sont retrouvés dans une société de chômeurs, une situation pas très enviable.

Vers la fin des années 70, cherchant à améliorer l’emploi, l’état français a décidé qu’il fallait adapter le programme des enseignements aux besoins des employeurs. L’école a alors subi ne transformation en profondeur. Avec l’abandon du latin, puis de la géométrie dans les classes des CES, l’enseignement d’un raisonnement logique a été reporté en terminale. Le remplacement des maths classiques par les « maths modernes » s’est traduit par l’apprentissage d’un vocabulaire nouveau et ésotérique. Le cursus scolaire de toutes les matières a été allégé.

Parents et professeurs ont été pris par surprise. Il a fallu attendre les années 80 pour que des livres aux titres évocateurs apparaissent. J’en donne une liste en note. Pour une analyse très complète du problème de l’école en Europe, je conseille les publications de Nico Hirt. En 1999, un film documentaire « Le cartable de big brother » (https://www.dailymotion.com/video/xjyhfp) de F. Gillery montre clairement le lien entre l’école et les grands patrons (https://www.liberation.fr/medias/1999/01/30/france-3-samedi-22h30-le-cartable-de-big-brother-documentaire-les-patrons-font-l-ecole-numerique_262578).

Comme on pouvait s’y attendre, le résultat des réformes n’a pas été à la hauteur des espérances. En nombre croissant les étudiants se sont tournés vers les écoles de commerce et la finance, tandis que la qualité de nos ingénieurs était en chute libre. Plus personne ne voulant enseigner, la qualité de nos enseignements a continué de se dégrader. On est entré dans la phase de crise.

La constatation la plus importante est que nous nous en sommes rendu compte. Depuis quelques années l’école a de nouveau évolué. Les savoirs fondamentaux commencent à être réhabilités. De même que lorsque l’hiver va être très froid les animaux mettent à l’avance un pelage d’hiver adapté à la saison future, l’école actuelle préfigure celle de demain.

J’en veux pour preuve le livre de Pierre Léna, un ami de longue date avec lequel j’ai fait mes études: «Enseigner, c’est espérer, plaidoyer pour l’école de demain» (2012) où il décrit son projet «la main à la pâte», une façon plus concrète d’enseigner les matières scientifiques. Dans «Faire l’expérience des mathématiques» (2010) M. Maurel et C. Sackur présentent leur analyse des difficultés qu’éprouvent les élèves devant l’enseignement des mathématiques.

J’en veux aussi pour preuve l’opinion d’une universitaire et journaliste américaine bien connue Diana Johnstone (http://www.unz.com/article/french-democracy-dead-or-alive/) que l’on peut traduire ainsi: « Quoiqu’on se lamente du déclin du système scolaire, le peuple français est aussi raisonnable et bien éduqué qu’on peut l’espérer. S’il est incapable de démocratie, alors aucune démocratie n’est possible. »

Pour ma part, j’ai enseigné pendant 18 ans à l’université de Nice avant de me consacrer plus complètement à la recherche. Depuis que je suis à la retraite, j’ai publié trois livres, tous chez le même éditeur et dans la même collection. Elle a pour titre: « le temps d’apprendre ».

L’Histoire nous apprend que l’éducation s’est effondrée après la chute de Rome, pas avant. Il est courant aujourd’hui de parler d’effondrement de la société. Le fait même qu’on en parle montre que nous sommes conscients du danger. L’effondrement d’une société n’est pas une fatalité: tout dépendra de la manière dont nous réagissons, et cela dépend de notre éducation.

Bibliographie:

« Le poisson rouge dans le Perrier » de J.P. Despin et M.C. Bartholy (1983),
« Voulez vous vraiment des enfants idiots? » de M. Maschino (1984),
« L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes » de J.C. Michéa (1999),
« Les nouveaux maîtres de l’école, l’enseignement européen sous la coupe des marchés » de N. Hirt (2002),
« La fabrique du crétin, la mort programmée de l’école » de J.P. Brighelli (2005),
« La débâcle de l’école, une tragédie incomprise » de L. Lafforgue et L. Lurçat (2009),
 « Faire l’expérience des mathématiques, entre enseignement et recherche » de M. Maurel et C. Sackur (2010),
« Enseigner, c’est espérer, plaidoyer pour l’école de demain » de P. Léna (2012).


9 réflexions sur « 133 – Effondrement et éducation »

  1. …Cela dépendra de comment nous réagissons, et cela dépend de notre éducation.

    Comment nous réagissons : oui, mais ne dépendra pas de notre éducation. Du moins espérons le !
    « On » (ceux qui tirent les ficelles) nous conditionne à travers l’École bien sur, et aussi à travers les médias, puis le milieu du travail qui nous contraint de partager l’idéologie ambiante : le marché, la concurrence, la rentabilité, la performance (financière s’entend. Pour le reste, peu importe), sous peine de marginalisation.

    Autrement dit, nous sommes formatés du berceau au cercueil par le système capitaliste… qui nous mène au désastre, car ignorant la préservation de notre bien le plus précieux : l’écosystème !
    Notre éducation ne nous sera quasiment d’aucune utilité, puisqu’elle ignore cet essentiel.

    Face au mur écologique qui se dresse, nous sommes contraints de tout remettre à plat. Faute de quoi notre espèce, et beaucoup d’autres, disparaitront.

    1. L’empire Romain, dont l’écosystème économique reposait largement sur la prédation, s’est effondré pour cause de crise financière ainsi que le démontre Martin Armstrong dans un superbe graphique montrant l’évolution du nombre de grammes d’argent par pièce (https://www.armstrongeconomics.com/research/monetary-history-of-the-world/roman-empire/monetary-history-of-imperial-rome/217-270-ad/)

      Il en sera de même pour l’Empire financier actuel.

      Nous serons plongés dans un nouveau Moyen-Âge et, une fois de plus, le redémarrage mondial viendra de l’Eurasie, même si, étant fortement couplée au système financier mondialisé actuel, elle sera également gravement endommagée.

      Cela me semble inéluctable, hélas.

    2. « L’amplitude des crises est inversement proportionnelle à leur fréquence. La question est de savoir quelle va être l’amplitude de la prochaine crise. »

      Nous en sommes au passage de la pierre taillée à la pierre polie (de silice). Cela fait un bon bout de temps et donc une bonne crise. En fait l’on passe de la thermodynamique à l’infodynamique et de la vie biologique à l’apparition de la vie numérique (et de son autonomie) que nous avons créée et que nous aidons à se développer toute seule (deep learning). Ceci ne fera pas disparaitre le biologique auquel nous appartenons (désolé, pas de post-humain) pas plus que le biologique a fait disaraître le minéral. Mais cela demande des accomodements écosystèmiques nouveaux qui se feront auto-organisation parfois critiques ou atténué par autocatalyse sociale ou provoquées par des points de blocages pour lesquels nous n’avons pas trouvé de compromis. Ce qui se passe est la singularité technologique dont on nous a rebattu les orieilles sans se rendre compte que pour « prendre le pas » sur l’homme (ou le servir différement) il fallait certes une évolution des machines, mais aussi des hommes. Et que la technologie sociétale de l’humain, c’est le Droit politiquement appliqué. Et que le droit a besoin d’un vocabulaire appliqué pertinent. Et, là, les linguistes et les juristes sont en retard …

  2. Point de vue vertigineux d’Altitude et Éblouissant d’Aptitude d’un Astrohomme Gaulois cocoricosant et qui, la Crête « coqardiére » dans les Étoiles et les Pattes au logis dans le Fumier, implore Bellezéputes que la prochaine Tougounzka ne lui tombe pas sur la Tête! Remarquablement-songé et positivité sauf si nos impétueux GalloGilles Jaune-frite me fassent me tromper…a suivre avec Vigile Hans Merkel_ BJN et les Germ
    aniqués Francouillons
    Et encore merci pour tous vos articles si éclairés et pertinents malgré une idéologie politico-sociétale datée et une perception onirique et romantique
    des réalités , comme il sied a un réel intello de la métaclasse, ceci dit avec tout le respect que je vous doit .BJN

    1. @BJN

      Serait-ce un effet de votre respect et de la supériorité de votre pensée moderne de bien vouloir argumenter plutôt que de nous gratifier de vos ronds de jambe sémantiques abstrus, ou bien la caractéristique principale de cette pensée vous met-elle dans l’impossibilité de le faire ?

      Merci.

    2. Je m’associe au commentaire de Marc pour vous prier instamment de vous exprimer de façon claire et surtout respectueuse.

      Si votre supériorité méprisante dans l’expression (*) vous en empêche, allez distiller votre fiel ailleurs, vous n’êtes pas le bienvenu.

      (*) exprimant très visiblement frustration et jalousie vis-à-vis de f.roddier car, contrairement à lui, votre « immense talent » n’est visiblement pas reconnu à sa juste valeur

    1. Cette aberration est le moyen pour les puissants de nous formater au système économique d’où ils tirent leur domination.

      Et c’est parce que nous avons été ainsi formatés que nous ne voyons pas d’issue à la crise actuelle, alors que cette issue est évidente !! (Ce qui ne veut pas dire qu’il serait facile de la prendre, puisque les « élites » dirigeantes actuelles n’y ont aucun intérêt…)

      Cette solution est proposée dans le livre dont voici un lien suivi d’un extrait qui concerne l’École :

      https://www.dropbox.com/s/1931rl51zdahgay/Comprendre%20l-Arnaque%20capitaliste%20265.pdf?dl=0

      ————————-

      Et l’École ?

      Sa mission est de former les enfants et jeunes adultes à la vie dans la société.
      Former signifie selon Montaigne « développer une aptitude, exercer ou façonner l’esprit, cultiver », en l’occurrence s’adapter à la société capitaliste. Ses objectifs sont :

      • Que l’enfant intègre le fait qu’il doit se soumettre à l’autorité, sans jamais se questionner. L’enfant en comprend normalement de lui-même tout l’intérêt, à commencer par les marques d’attention que lui portent ses enseignants, sous réserve qu’il y soit prédisposé. À défaut, il sera en échec, et devra en assumer les conséquences.

      • Acquisition d’un savoir… dans les limites du cadre fixé par le système.

      • Classement dans la hiérarchie sociale, matérialisé par l’obtention, ou non, d’un diplôme. Les plus hauts diplômés sont les mieux « formés » au système. Ils en seront les élites, occuperont des postes d’expertise, ou de « direction », là où se prennent les décisions qui concernent le corps social…

      À noter qu’il n’est pas dans les attributions de l’Éducation nationale d’expliquer aux jeunes adultes pourquoi, véritablement, le système est tel qu’il est. En effet, on imagine mal leur expliquer les « règles du jeu » du capitalisme sinon de manière superficielle, même si certains professeurs marxistes y attachent de l’importance, dans certaines branches de l’éducation nationale (Sciences économiques et sociales en terminale).

      On préférera simplement dire que « il faut travailler pour vivre, gagner de l’argent », et autres banalités qui tombent sous le sens commun.
      Les « bons élèves » se satisfont de ces sommaires explications.

      Les élèves des « grandes écoles » qui forment les futurs cadres du pays auront appris que le profit est essentiel car il motive l’investissement, tandis que la compétitivité préserve nos parts de marché. Ce qui implique de réduire les coûts, etc.
      Ils ne se lasseront pas ensuite de le marteler, incapables de penser autrement.

      Le « haut diplômé » aura fait sienne l’idéologie capitaliste. Malheur à celui qui pense différemment car, fatalement, « c’est qu’il ne comprend rien »…

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