J’aimerais revenir ici au véritable sujet de ce blog à savoir le lien entre l’évolution des sociétés et les lois de la mécanique statistique.
Comme toute structure dissipative, nos sociétés décrivent des cycles, que l’historien Giovanni Arrighi (2) qualifie de « longs siècles », séparés par des effondrements brutaux. Les analyses statistiques de Thomas Piketty (3) montrent qu’en Europe, le dernier effondrement a eu lieu entre 1910 et 1918. Commence alors un long XXème siècle que l’on peut diviser en 4 phases de 30 ans chacune.
Si l’on garde la nomenclature de Turchin et Nefedov, la première phase est une phase de dépression. Elle s’étend de 1918 à 1948 et comprend la grande dépression de 1929. La seconde phase est une phase d’expansion. Qualifiée de « 30 glorieuses », elle s’étend de 1948 à 1978. La troisième phase est une phase de stagflation. Elle s’étend de 1978 à 2008. La dernière phase est une phase de crises. Elle a commencé avec la crise bancaire de 2008.
Il est intéressant d’analyser l’évolution de l’école en fonction de la phase du cycle que la société traverse. L’histoire nous apprend que c’est en 1932, c’est-à-dire durant une phase de dépression, qui est aussi une phase de réorganisation de la société, que l’expression « instruction publique » a été remplacée par l’expression « éducation nationale ». L’histoire nous apprend aussi que c’est vers la fin d’une phase de croissance très rapide que l’éducation est entrée en crise avec les événements de mai 1968.
Une façon d’interpréter ces résultats est de consider une société humaine comme un ensemble d’individus échangeant de l’information, c’est-à-dire un réseau neuronal. L’écrivain américain Howard Bloom parle de cerveau global (global brain). Une société humaine serait un gigantesque cerveau dont les individus seraient les neurones.
Cela permet de comparer le cycle séculaire d’une société au cycle diurne de notre propre cerveau. La phase de dépression d’une société correspondrait à la phase de sommeil paradoxal du cerveau. C’est durant cette phase, bien analysée par Keynes, que la société « rêve » de ce qu’elle va faire mais n’agit pas. Il faut pour cela que la demande s’organise en vue du nouveau cycle qu’elle va traverser. Une incitation gouvernementale peut être nécessaire. Pour motiver la demande, l’instruction publique ne suffit pas, il vaut une véritable éducation nationale. C’est la transformation qu’on observe en 1932. Cela ne suffit toujours pas. La société préfère les congés payés instaurés en 1936.
La phase suivante, dite phase d’expansion, est la phase durant laquelle la société, comme tout être vivant, passe à l’action. La seconde guerre mondiale semble avoir été l’élément déclencheur, le choc qui a incité la société à produire. Il devenait en effet nécessaire de tout reconstruire. On parle aujourd’hui des trente glorieuses. La guerre ayant été mondiale, un phénomène analogue se produit aux États-Unis. Pour faire face à la concurrence des États-Unis, l’Europe doit s’organiser. Apparait l’Union Européenne.
Comme tout organisme vivant, une société humaine se fatigue vite. En mai 1968, les jeunes s’insurgent contre la société sans pouvoir la changer. La production dépend de nos ressources pétrolières et il apparait de plus en plus clairement que celles-ci s’épuisent. En 1973, le prix du pétrole fait un bon en avant. La croissance ralentit et tout le monde s’interroge sur la politique à suivre. En 1978, les pays arabes signent un traité avec Israël. Ce sont les accords de Camp David. Ils marquent la fin de la phase d’expansion.
Ayant épuisé une grande partie de leurs ressources, les pays développés doivent prendre une décision: ralentir leur activité ou continuer à produire coûte que coûte. Ronald Reagan aux États-Unis et Margaret Thatcher en Angleterre apportent leur réponse: continuer coûte que coûte. Il n’y a pas d’alternative (TINA: there is no alternative). L’Europe continentale s’est sentie obligée de suivre. C’est alors que, faute de ressources suffisantes, nos sociétés avancées entrent dans une phase de stagflation.
Épuisé, le cerveau global de la société peine devant l’effort. Il aimerait prendre du repos et s’endormir, mais il est condamné à rester éveillé. Formatées par les anciennes cellules, les jeunes doivent rester actives. Elles se rebellent: c’est la crise de l’éducation. On sait comment une insomnie se termine. Épuisé, le cerveau fini par s’endormir. Dans le cas d’une société on parle d’effondrement économique. C’est ce qui nous attend.
(1) Peter Turchin and Sergey A. Nefedov. Secular cycles, Princeton (2009).
(2) Giovanni Arrighi, The Long Twentieth Century, Verso (2010).
(3) Thomas Piketty. Le capital au XXIème siècle, Seuil (2013). Graphique I.2. (p. 54).
(4) François Roddier, De la thermodynamique à l’économie, Parole (2018).