92 – L’entropie, la monnaie, l’investissement et la dette

Cet article fait suite aux billets 89 et 90. J’y ai montré qu’on peut comparer l’état d’une économie à l’état d’un fluide défini par sa pression P et sa température T. Dans mon billet 49, j’avais étendu la notion de «température» à l’économie. Dans ma conférence du 12 mars 2015 (billet 75), j’ai montré que l’équivalent économique de la pression P est un potentiel de Gibbs que j’ai appelé le «potentiel économique» de la production.

P et T représentent des variables intensives. À chacune d’elles est associée une variable extensive appelée variable conjuguée. La variable conjuguée de la pression est le volume V tandis que la variable conjuguée de la température est l’entropie S. En économie, le volume V correspond à la quantité d’objet manufacturés, tandis que l’entropie S correspond à leur valeur monétaire. Le produit P.dV représente le travail mécanique engendré par la fabrication d’un produit, tandis que T.dS représente l’énergie dissipée par sa consommation.

Dans mon exposé du 12 mars 2015, j’ai identifié le produit P.dV à ce que les économistes appellent la demande, et le produit T.dS à ce qu’ils appellent l’offre. La conservation de l’énergie implique que l’offre équilibre la demande. Dans mes deux billets précédents, j’ai assimilé directement P à la demande et T à l’offre. Je continuerai à le faire, tout en gardant en mémoire que P représente alors l’intensité de la demande et T l’intensité de l’offre.

En physique, les variables P, V et T caractérisent l’état d’un fluide. Elles sont liées par une relation appelée équation d’état. Pour un gaz dit «parfait», cette relation s’écrit PV = RT, ou R est la constante des gaz parfaits. Pour un fluide réel, elle est assez bien représentée par l’équation de van der Waals qui est l’équation d’une surface du troisième degré dont une partie doit être remplacée par des isothermes rectilignes correspondant à la température de condensation (voir billet 89).

L’équation d’état d’un fluide exprime son volume en fonction de sa température et de sa pression. Le volume est la variable conjuguée de la pression. On aurait pu tout aussi bien choisir la variable conjuguée de la température qui est l’entropie. La raison de ce choix est qu’il est plus facile de mesurer des variations de volume que des variations d’entropie, la mesure de ces dernières nécessitant un calorimètre. Les mesures calorimétriques montrent que l’entropie d’un fluide peut être représentée par un point sur une surface tout à fait analogue à la surface de van der Waals. On retrouve en particulier la même zone de condensation à l’intérieur de laquelle le fluide apparait sous deux phases différentes.

Pour faciliter la compréhension de mes lecteurs, j’ai fabriqué un modèle en plâtre de cette surface. Sa photo est reproduite ici en deux exemplaires. Sur le premier exemplaire, les axes de coordonnées horizontales sont la pression P et la température T d’un fluide. L’axe de coordonnée vertical représente indifféremment son volume V ou son entropie S. On pourra utilement comparé cette surface à la partie située au voisinage du point critique de la surface reproduite sur le billet 89.

Sur le deuxième exemplaire, les axes de coodonnées horizontales sont le potentiel P de la production (marqué demande) et la température T de l’économie (marquée offre). L’axe de coordonnée vertical (marqué production) représente indifféremment le volume V de la production ou sa valeur monétaire M. Il est important de réaliser qu’un point de cette surface représente l’état de l’économie pour une production donnée. Certains produits peuvent être en phase de stagflation tandis que d’autres sont encore en phase d’expansion. L’état général de l’économie est alors une moyenne pondérée des états de l’ensemble de la production.

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On constate sur ce modèle que la valeur monétaire M de la production croît tout le long d’un cycle économique jusqu’à un point, situé au dessus de la falaise de Sénèque, à partir duquel cette valeur commence à décroître pour chuter ensuite brutalement le long de la falaise. Comme nous l’avons vu (billet 87), la décroissance commence lorsque l’état de la production franchit l’isotherme critique. À partir de là, le revenu du capital ne compense plus les dépenses et le capital décroit. La faillite peut se déclarer dès qu’on atteint le bord de la falaise de Sénèque.

L’analogie avec les fluides laisse à penser qu’on peut observer l’analogue d’un retard à la condensation. Il s’agit en effet d’une transition de phase abrupte et on sait que celles-ci nécessitent des germes de condensation. De même qu’un fluide peut rester un certain temps en état de surfusion, une économie peut rester en état d’endettement, aussi longtemps que les créanciers n’exigent pas leur dû. Ce n’est que lorsque ceux-ci réalisent qu’ils ne pourront pas être payés que les faillites se produisent en chaîne formant une cascade d’événements caractéristique des systèmes auto-organisés (billet 18).

À la manière d’un fluide qui se condense, une société qui s’effondre doit se réorganiser. De nouvelles structures se forment à petite échelle à l’intérieur desquelles des collaborations s’établissent. Cette restucturation implique une diminution d’entropie. Dans un moteur thermique, cette phase correspond à l’évacuation des gaz brulés. C’est la phase durant laquelle une machine à vapeur rend à sa source froide une partie de la chaleur qu’elle a reçue. Elle évacue une quantité d’entropie ΔS. Pour un fluide qui se condense, le produit T. ΔS représente la chaleur latente de condensation. C’est la chaleur qui est libérée par la condensation du fluide.

Dans une société, l’entropie évacuée se mesure en termes monétaires. Les flux monétaires étant de signe opposé aux flux d’entropie, cette évacuation d’entropie représente l’investissement d’un nouveau capital. C’est par exemple le capital nécessaire au développement de nouvelles ressources en énergie, ce qu’on appelle la transition énergétique. Ce capital à investir correspond à la chaleur latente de condensation. Son montant s’ajoute souvent à la dette impayée de la structure précédente. Cela rend les périodes de transitions très pénibles à traverser: ce sont des périodes de crises. Dans un prochain billet, je décrirai plus en détail ces différentes phases de l’économie.


6 réflexions sur « 92 – L’entropie, la monnaie, l’investissement et la dette »

  1. Votre modèle est intéressant pour comprendre l’hypothèse que la monnaie doit croître en fonction exponentielle en système néolibéral (change flottant, domination du dollar, libre circulation des capitaux). Si les principes de la charte de la Havane de 1948 en partie rénovée et que la déclaration de cocoyoc de 1975, que ferai le système socio economique où la monnaie soit une fonction « continue » et avec des échanges de produit en faible augmentation ou diminution. A cocoyoc en 1974, il y avait le constat que les institutions de l’ONU étaient un échec face à l’augmentation de la pauvreté. Avez-vous lu cette déclaration qui vient en écho à René Dumont (l’utopie ou la mort et la présidentielle 1974)?

  2. bonjour, je suis votre blog depuis l’année dernière. Dès que j’ai vu vos travaux j’ai pensé à une réminiscence d’Auguste Comte. Dans la vraie ligne droite du positivisme. Je vous supplie de faire plus de conférence vidéo afin de sensibiliser les plus jeunes et cela pourra étayer d’autres travaux à terme. Bravo pour votre génie.

  3. Vous dites ceci:
    « Ce capital à investir correspond à la chaleur latente de condensation. Son montant s’ajoute souvent à la dette impayée de la structure précédente. »

    J’ai passé mes dix dernières années de ma carrière à installer des pompes à chaleur dans des maisons haut standing avec piscine.
    N’aurait-il pas mieux valu que je mette mes compétences et mon temps à la disposition de l’efficacité énergétique des bâtiments modestes?
    On veut passer d’une économie du renouvelable tout en restant dans le canevas d’une économie fossile, ce n’est pas comme cela qu’on va pouvoir évacuer l’entropie, il faut radicalement changer de système.

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