Un des problèmes non résolus de la biologie, auquel je fais souvent référence, est celui de l’homéostasie, c’est-à-dire de la stabilité des organismes vivants. Au fur et à mesure de l’évolution, des mécanismes de régulation sont apparus qui maintiennent à peu près constantes certaines de leurs caractéristiques comme leur taille, leur température ou leur besoin en nourriture. À cause de ces mécanismes, le processus de criticalité auto-organisée ne s’applique plus.
Il s’applique cependant encore à la plupart des populations d’individus, par exemple aux populations de bactéries. On le sait grâce aux épidémies. Les statistiques montrent que l’amplitude des épidémies est inversement proportionnelle à leur fréquence (1). Bak et Sneppen ont montré qu’il s’appliquait de façon générale aux espèces animales et végétales. En présence de nourriture, leur population prolifère jusqu’au moment où, les ressources étant épuisées, la population s’effondre au point que parfois l’espèce s’éteint. La statistique des extinctions d’espèces montre que l’amplitude des extinctions est effectivement inversement proportionnelle à leur fréquence.
Le processus de criticalité auto-organisée ne s’applique plus dès que la population est suffisamment organisée pour pouvoir être considérée comme formant un seul et même organisme vivant. C’est le cas par exemple d’un essaim d’abeilles. Darwin lui-même s’était déjà rendu compte que, dans ce cas, la sélection naturelle ne s’applique plus aux abeilles, mais à l’essaim. Au lieu d’être en compétition entre elles, les abeilles coopèrent pour le plus grand bénéfice de la ruche. On constate alors que la taille des essaims d’abeille n’est plus distribuée suivant une loi en 1/f, mais est centrée autour d’une taille optimale. C’est bien sûr le cas de tous les organismes multicellulaires considérés comme des populations de cellules différenciées coopérant entre elles. La question se pose alors de savoir ce qui détermine la taille optimale des essaims d’abeille comme celle des organismes multicellulaires.
La réponse est naturellement liée à la quantité d’énergie qu’ils dissipent par unité de temps, c’est-à-dire à leur métabolisme. On sait que le métabolisme d’un organisme vivant est lié à sa masse par la loi empirique de Kleiber (2). Très largement vérifiée, cette loi dit que le métabolisme est proportionnel à la puissance 3/4 de la masse. Si l’on admet que l’énergie dissipée par un organisme vivant est proportionnelle à sa surface, tandis que sa masse est proportionnelle à son volume, alors le métabolisme devrait être proportionnel à la puissance 2/3 de la masse et non pas 3/4. D’après West, Brown et Enquist (3), la puissance 3/4 serait due à la structure fractale des artères ou capillaires qui distribuent l’énergie chez les êtres vivants. Cette structure optimiserait leur dissipation d’énergie. Elle serait donc une conséquence du principe de production maximale d’entropie. Mais pourquoi le coefficient 3/4? La question est toujours débattue.
Reprenons le cas d’une ruche. En présence de nourriture abondante, on s’attend à ce que le métabolisme de la ruche (énergie totale qu’elle dissipe par unité de temps) soit proportionnel au nombre d’abeilles, c’est-à-dire à la masse totale des abeilles. En l’absence de nourriture, les abeilles limitent leurs pertes thermiques en formant un essaim sphérique. Si le métabolisme de l’essaim se limite à compenser ces pertes, il est alors proportionnel à la puissance 2/3 de sa masse. Ce sont clairement deux cas extrêmes. L’exposant 3/4 apparait comme un cas intermédiaire pour lequel la nourriture est suffisante à la survie, sans pour autant être abondante.
On peut définir l’efficacité métabolique de la ruche comme étant son métabolisme par unité de masse (ou par abeille). L’exposant 3/4 implique qu’il décroit comme la puissance -1/4 de la masse totale des abeilles. Cela a des implications pour la croissance d’une ruche. Au fur et à mesure que le nombre d’abeilles croit, l’efficacité métabolique de la ruche décroit. Chacun sait que les abeilles produisent plus de miel que ce dont elles ont besoin, à notre grand bénéfice. L’excédent de miel est là pour compenser un manque éventuel de nourriture. Mais lorsque le nombre d’abeilles augmentent, celles-ci ont de plus en plus de mal à maintenir un stock suffisant de nourriture. La croissance de la ruche s’arrête. Sa population atteint l’homéostasie.
La question se pose alors de savoir ce qui détermine l’arrêt de la croissance. Les abeilles ayant tendance à former des essaims trop petits ou trop gros vont, suivant le cas, moins bien se reproduire ou survivre moins longtemps que celles qui forment des essaims de taille optimale. La sélection naturelle va donc les éliminer. Au lieu de fluctuer avec une amplitude inversement proportionnelle à sa fréquence, comme le voudrait le processus de criticalité auto-organisée, la taille des essaims d’abeilles devient régulée. Elle se contente de fluctuer autour d’une taille optimale. Cette taille optimale, est devenue une caractéristique génétique des abeilles.
Le lecteur aura compris que tout ceci peut s’appliquer aux populations humaines. L’histoire et l’archéologie montrent que les populations humaines ont tendance à croître exponentiellement puis à s’effondrer dès que les ressources viennent à manquer. La découverte et l’extraction des énergies fossiles, notamment le pétrole, à provoqué une véritable explosion de la population humaine à l’échelle du globe et chacun s’inquiète, à juste titre, des effets de notre utilisation incontrôlée de ces ressources. Peu à peu une prise de conscience se fait jour de la nécessité de réguler notre utilisation de l’énergie. Tandis que la taille des essaims d’abeilles est devenue une caractéristique génétique de ces insectes, la taille des populations humaines deviendra-t-elle à son tour une caractéristique culturelle de l’homme?
(1) C’est pourquoi celles-ci font partie des causes possibles d’effondrement de l’humanité.
(2) Voir Thermodynamique de l’évolution, p. 68.
(3) West, G.B., Brown, J.H. & Enquist, B.J. (1997) A general model for the origin of allometric scaling laws in biology. Science 276, 122–126.