Les économistes utilisent des expressions comme « prendre la température de l’économie, refroidissement ou surchauffe économique ». Il s’agit bien sûr de figures de style. Ou bien peut-on vraiment parler de température?
En thermodynamique, la température T est normalement définie pour un système à l’équilibre. Lorsque deux systèmes à des températures différentes, donc hors équilibre, échangent de l’énergie, on peut encore définir leurs températures absolues respectives par la relation 1/T = ∂S/∂E ou S est pour chacun des deux systèmes l’entropie associée à l’énergie E transférée. Dans ce cas, l’entropie est donnée par la formule de Gibbs (voir mon livre (1), section 17.4 des compléments mathématiques).
À la section 17.10 de ces mêmes compléments mathématiques, je suggère qu’en économie les flux monétaires mesurent, au signe près, des flux d’entropie. Dans ce cas la formule ci-dessus permet de définir une température en économie. Dans son manuel de mécanique statistique (2) James P. Sethna utilise justement l’économie pour illustrer la définition de la température (section 3.3, what is temperature?). Je traduis directement son texte: « L’inverse de la température est le coût lié à l’achat d’énergie au monde […] L’entropie est la monnaie utilisée ». Il note bien qu’elle est comptée négativement comme un crédit plutôt qu’un débit. Pour acheter de l’énergie, on perçoit de l’entropie. Ce coût est d’autant plus faible que la température est plus élevée. Plus la température est faible, plus l’entropie reçue est élevée, donc plus l’énergie est chère.
En économie, on paye l’énergie en euros ou en dollars. Plus l’énergie est bon marché plus la température de l’économie est élevée. Comme l’a montré le physico-chimiste Frederik Soddy (3), le bien-être se mesure en termes de l’énergie que l’on dissipe. Un individu ou un groupe d’individus achète de l’énergie pour la dissiper. Lorsqu’on achète un produit ou un service, ce qui compte est la quantité d’énergie que ce produit ou ce service nous permet de dissiper. Elle mesure directement l’utilité de ce produit ou de ce service. Le coût de cette énergie est inversement proportionnel à la température de l’économie. On achète un produit ou un service là où il est le meilleur marché. En effet, l’énergie se dissipe à partir des économies dont la température est la plus élevée vers les économies où la température est la plus faible.
Comme toute structure dissipative, l’économie s’auto-organise à la manière des transitions de phase continues. Celles-ci sont caractérisées par une température critique en dessous de laquelle se forment des domaines d’Ising (voir mon livre section 3.2.2). On lira par exemple avec intérêt l’article publié en 2008 par D. Stauffer (4). L’auteur passe en revue trois processus socio-économiques différents et montre que tous ces processus peuvent être décrits par des modèles d’Ising. Je me contenterai ici de reprendre le premier d’entre eux qui s’applique à des décisions d’investissement en économie, en y explicitant la notion de température.
On sait qu’une économie libérale favorise la croissance économique, c’est-à-dire la production de biens et de services susceptibles d’améliorer notre bien être. Nous avons vu que cela a pour effet d’augmenter le flux d’énergie que nous dissipons. Nous dissipons d’autant plus d’énergie que celle-ci est meilleur marché. Une économie libérale va donc chercher à réduire le coût de l’énergie, c’est-à-dire à augmenter la température de l’économie.
Initialement la température est basse ce qui entraîne la formation de domaines d’Ising. En économie, ce sont les domaines sur lesquels sont portés les investissements. Ces domaines, considérés comme prometteurs, peuvent être nombreux. Tant que la température de l’économie est suffisamment basse, c’est-à-dire les prix encore élevés, ces domaines s’étendent et les coûts diminuent. La production augmente et les prix baissent. La température de l’économie croît et de plus en plus d’énergie se dissipe.
Il peut cependant arriver un moment où la production excède la demande. On parle alors de surchauffe de l’économie. Les prix cessent de baisser, voire augmentent. C’est l’inflation. Les investissements ralentissent ou même s’arrêtent. On a atteint la température critique au delà de laquelle les domaines d’Ising se désagrègent. C’est particulièrement le cas lorsque un domaine parfois étendu sur lesquel les investissements se sont concentrés apparait non rentable. Les économistes parlent alors de « bulle financière ». Dans ce cas, il faut diversifier les investissements en formant des domaines d’Ising plus petits. On dit que la bulle éclate. Le domaine d’Ising se désagrège.
(1) Thermodynamique de l’évolution (Parole, 2012).
(2) James P. Sethna, Statistical Mechanics: Entropy, Order Parameters, and Complexity (Oxford, 2006).
(3) Frederick Soddy, Wealth, Virtual Wealth and Debt (1926)
(4) D. Stauffer, Am. J. Phys. 76 (4&5), April/May 2008