101 – Sur l’évolution des idées politiques

De même que les règles de reproduction des gènes permettent de distinguer les espèces en biologie, de même les règles d’héritage permettent de distinguer les cultures en sociologie. Emmanuel Todd classifie les cultures à l’aide de deux paramètres: égalitaire/inégalitaire et libéral/autoritaire, ce qui conduit aux quatre types de cultures indiqués sur la figure 10 de mon livre (Thermodynamique de l’évolution, page 113).

À la page 114, je compare le fonctionnement de la société au fonctionnement d’un cerveau. La culture autoritaire-égalitaire maintient la tradition en l’imposant également à tous les descendants, tandis que la culture libérale-inégalitaire favorise l’innovation. La culture autoritaire-inégalitaire favorise l’ordre et la subordination, c’est-à-dire les organisations hiérarchiques. Ce mode favorise le passage à l’action. Au contraire, le mode libéral-égalitaire laisse la voie libre à toutes les éventualités. Il favorise la réflexion.

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Géométriquement, l’état moyen du « cerveau » de la société peut être représenté dans un plan par un point ayant pour coordonnées les deux paramètres d’Emmanuel Todd (figure ci-dessus). Comme pour l’état de l’économie, ce point tourne autour de l’origine qui est le point critique. Le cycle commence avec la tradition, puis la réflexion, l’innovation et l’action. Cette dernière modifie l’environnement auquel nous étions adapté. Cela nous oblige à nous réadapter d’où la nécessité d’une restructuration (transition de phase que nous nommons effondrement). Après l’effondrement on revient à une tradition améliorée par le fruit de l’expérience (leçons de l’effondrement) et un nouveau cycle recommence. Il s’agit bien d’un algorithme d’apprentissage.

Politiquement, cela signifie qu’après un effondrement une société doit être d’abord autoritaire-égalitaire (extrême gauche), puis libérale-égalitaire (gauche), libérale-inégalitaire (droite) pour finir autoritaire-inégalitaire (extrême droite) juste avant l’effondrement suivant. L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis semble confirmer ce schéma. En France, François Hollande se prétend socialiste mais mène une politique de droite tandis que l’extrême droite de Marine Le Pen a le vent en poupe. Historiquement, l’extrême droite du Maréchal Pétain a pris le pouvoir alors que la France s’enfonçait dans une deuxième guerre mondiale. À la libération, le parti communiste était à son apogée. Ces quelques exemples nous conduisent à penser que le cerveau global d’une société tourne ainsi régulièrement comme un moteur bien huilé.

Ce n’est bien évidemment pas le cas. Un contre exemplaire est facile à trouver: l’union soviétique s’est effondrée alors qu’elle était communiste. Le gouvernement chinois se prétend toujours communiste alors que, devenue libérale, sa politique est de plus en plus inégalitaire. Pourquoi cela? La réponse est très simple: un moteur bien huilé ne dissiperait pas d’énergie, il s’emballerait. Pour dissiper l’énergie il est nécessaire d’introduire des « frottements mécaniques », en l’occurence ce que les physiciens appellent de l’hystérésis, c’est-à-dire un retard entre la cause et l’effet. C’est le décalage qu’on observe entre la culture d’un pays et la politique qu’il est amené à suivre. Historiquement, les cultures ont toujours cherché à s’adapter à l’état d’évolution de leur société, mais plus vite elles s’adaptaient plus vite la société évoluait. C’est le phénomène d’accélération connu sous le nom d’effet « reine rouge » (section 6.1 de mon livre). C’est lui qui maintient un décalage permanent causant des tensions. Ce sont ces tensions qui font qu’occasionnellement les sociétés s’effondrent.

Dans mon livre (section 3.2.2), je montre que le modèle d’Ising s’applique à la propagation des croyances. Dans mon billet 57, je l’applique à la propagation des opinions politiques. En période d’élections, leur domaine d’Ising est visualisé sur les cartes électorales. Les opinions politiques font généralement partie de la culture transmise à travers l’éducation. Dans son livre « L’invention de l’Europe », Emmanuel Todd montre que les cultures familiales persistent sur de nombreuses générations. Il en est de même des idées politiques, mais celles-ci sont aussi influencées par l’entourage. Un individu dont la culture est en phase avec celle de son entourage transmettra facilement ses idées politiques. Au contraire, un individu dont la culture est en opposition de phase aura du mal à transmettre ses idées. Influencé par son entourage, il pourra même les abandonner.

Dans mon billet 57, j’explique pourquoi l’Union soviétique s’est effondrée. Parfaitement adaptée à la réorganisation des années d’après guerre, sa culture autoritaire s’est montrée économiquement très efficace, mais elle a rapidement manqué de résilience. Parce que libérale, la culture occidentale était plus résiliente. Elle a alors pris le dessus. Tandis que le pétrole faisait monter la température économique (billet 49), le bloc soviétique s’est décomposé en morceaux plus petits, comme un cristal éclate à la chaleur.

Aujourd’hui la situation a bien changé. Remise de cet effondrement, la Russie est devenue plus libérale, tout en restant égalitaire. Pendant ce temps, la culture occidentale devenait de plus en plus inégalitaire. Le pétrole est plus difficile à extraire et l’activité économique mondiale stagne. La température générale de l’économie se rapproche de la température critique. À l’heure actuelle, les États-Unis ne peuvent maintenir leur dissipation d’énergie qu’à travers une politique autoritaire. Mais celle-ci est en désaccord avec la culture libérale du pays. En votant pour Trump, l’Amérique profonde des cow-boys a franchi le pas. Elle a montré qu’elle était lasse des mensonges de marketing de l’élite financière et a préféré élire un richissime américain se présentant pour ce qu’il est. Il est clair cependant que passer d’un régime libéral traditionnel vers un régime autoritaire, plus éloigné de la culture du pays ne se fait pas sans tensions.

Que va-t-il se passer? Comme l’était l’union soviétique, les États-Unis sont une réunion d’États initialement indépendants. Toute union de cette ampleur est nécessairement fragile. Nous avons vu que lorsque l’économie d’un pays lui impose de suivre une politique trop éloignée de celle de sa culture traditionelle des tensions se produisent. Ces tensions ont fait éclater l’Union soviétique. Je surprendrai peut-être mes lecteurs en disant qu’elles risquent aujourd’hui de faire éclater les États-Unis. Si les États-Unis éclatent, l’Europe en fera autant. Fragilisée par le départ de la Grande Bretagne, elle ne repose déjà plus que sur deux piliers: la France et l’Allemagne. Des deux, la France est de beaucoup la plus fragile. Sa culture majoritairement libérale-égalitaire est en complète opposition de phase avec la culture autoritaire-inégalitaire d’un pays comme l’Allemagne. On peut donc s’attendre à ce que tôt ou tard la France quitte l’Union européenne, ou bien se scinde en deux. Le sud-est pourrait quitter l’Union avec d’autres pays méditerranéens, dont la Grèce, tandis que le Nord, plus proche de Bruxelles, resterait lié à l’Allemagne. Tout dépend des sources d’énergie auxquelles chacun aura accès.

Je vais maintenant m’aventurer à faire un pronostic. De tous les pays européens, celui qui s’en tirera le mieux est sans conteste l’Allemagne. Sa culture à la fois autoritaire et inégalitaire est celle des familles souches, capables de résister aux adversités. Elle partage cette caractéristique avec le Japon. Au chapitre 9 de son livre « Collapse », Jared Diamond montre que le Japon est une des rares civilisations à avoir su éviter un effondrement. Il l’explique par son organisation hiérarchique, une caractéristique que possède aussi l’Allemagne. C’est donc d’Allemagne que repartira la civilisation occidentale, mais son caractère inégalitaire l’empêchera de devenir le germe d’une civilisation nouvelle. C’est là que la Russie, par l’intermédiaire de l’Allemagne de l’Est, jouera un rôle essentiel. À la fois égalitaire et autoritaire, la Russie a toutes les caractéristiques nécessaires pour créer une nouvelle civilisation. Elle possède encore des réserves d’énergie fossile et sera moins affectée que les autres pays par le réchauffement climatique. Enfin elle partage une culture commune avec la Chine à laquelle elle pourra venir en aide. Il semble que Poutine en soit parfaitement conscient (1).

(1) Voir: http://www.comite-valmy.org/spip.php?article7776.


9 réflexions sur « 101 – Sur l’évolution des idées politiques »

  1. Concernant l’Europe, et la France plus précisément, je ne suis pas d’accord avec votre pronostic, assez aventureux. Vous semblez sous-estimer l’idée que les Français aimeraient voir revenir… « l’Idole rassembleuse ».

  2. Bonjour,
    merci pour ce nouveau texte, emprunt lui aussi d’esprit novateur !
    De même pour votre récente traduction en lien… et le commentaire que vous y avez rajouté : je vous rejoins sur la position russe actuelle.
    N’ayant pas lu Emmanuel Todd, je me pose la question de la pertinence de son analyse au-delà de la sphère occidentale, car celle-ci ne représente qu’une (faible) fraction de l’humanité…
    D’autre part, et bien qu’on puisse argumenter d’un simple changement d’échelle, les dangers et incertitudes dans lesquels nous sommes baignés sont exacerbés par le manque de tempérance de notre culture : à tourner au plus près du point critique, notre condition serait sans doute plus facile à vivre, tout au moins je l’espère 😉

  3. A propos de système politique, je ne me reconnais plus, comme bien d’autres, dans le clivage gauche/droite dont on nous rabat les oreilles, et j’ai retrouvé cet article qui, comme on le ferait avec un changement de repère, instaure une nouvelle vision à 2 axes :
    souveraineté (peuple / oligarchie) versus cadre (national / mondialiste)…
    http://www.informaction.info/iframe-les-nouveaux-clivages-ideologiques-fondamentaux-de-lechiquier-meta-politique-francais-en-2016

  4. Bonsoir,
    Il est toujours enrichissant de vous lire. Et vos écrits permettent toujours, à travers les principes de fonctionnement physique des systèmes dissipatifs de comprendre nos systèmes sociaux.
    Néanmoins, je pensais que trop de résilience, de rigidité (phase de conservation, phase K ) menait à la stagnation et que cela avait été le problème de l’union soviétique. (cf Holling)
    Vous semblez dire le contraire.
    Du coup pouvez-vous éclairer ma lanterne. Cdt

    1. Le mot « résilience » est employé ici dans le sens de faculté de résister grâce à sa capacité d’adaptation. Il évoque la souplesse du roseau (phase r) par opposition à la rigidité du chêne (phase K) qui finit par se rompre.

      1. Merci. Nous sommes donc d’accord.
        Il me semble que nous nous rapprochons de plus en plus de l’effondrement.
        Peut-être viendra-t’il de celui de l’empire américain.
        Au plaisir de lire vos prochains articles.

  5. Ce qui est rageant dans ce monde, c’est de voir tous ces gens en voiture, qui polluent sans cesse pour faire des trajets qu’ils pourraient faire à vélo. Non seulement il ne pollueraient plus (ou moins, si l’on retranche la pollution de fabrication des vélos) mais en plus ils sauveraient leur triste vie de personnes grasses et malades (quand on sait qu’un français sur deux est en surpoids). On ferait du même coup des économies immenses au point de vue médical. Sans compter le bonheur et l’aisance qu’apporte l’activité physique. Même dans l’une des villes les plus miséreuses du monde comme Manille, il y a une sorte de folie furieuse de la voiture: on préférera passer 1h30 dans les bouchons plutôt que de parcourir agréablement 7 km à vélo en 20 minutes dans un climat délicieux. Mais non les gens sont fous furieux … Pourtant ce sont des choses simples à comprendre et à expérimenter, mais il semble qu’il soit plus simple d’aller sur Mars plutôt que d’éduquer sagement les foules avec des programmes scolaires leur apportant des compréhensions fondamentales. Je ne sais pas si une telle civilisation, aussi violente est appelée à disparaître ou comment elle peut évoluer mais assurément, pour les gens hauts placés qui sont en mesure de prendre de sages décisions éducatives, ils ont à lutter contre des forces obscurantistes très puissantes …

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