Il est assez rare de voir un entrepreneur défendre la notion de bien commun. C’est pourtant ce que fait Philippe Derudder dans son dernier livre intitulé « Une monnaie au service du Bien commun (éditions Yves Michel). Il est intéressant de voir que l’auteur y propose une économie à double monnaie, comme je l’ai fait moi-même à l’école des mines de Paris (billet 120).
Philippe Derudder est connu pour son soutien aux monnaies locales complémentaires à travers son association AISES. Le lecteur trouvera dans son livre une description très pédagogique des propriétés de la monnaie. C’est ainsi que, dans une petite histoire, un billet de banque reconnu faux est déchiré après avoir permis à un certain nombre de personnes de payer leurs dettes. Tout ceci n’étonnera pas un scientifique qui sait que la monnaie a les propriétés formelles d’un catalyseur en chimie. De même qu’un catalyseur est régénéré à la fin d’une réaction, toute monnaie empruntée est rendue une fois que l’investissement a porté ses fruits.
Mélangez un volume d’oxygène à deux volumes d’hydrogène: rien ne se passe. Ajoutez au mélange un petit morceau de platine: le mélange explose. Il n’est donc pas surprenant que certains auteurs parlent de « violence de la monnaie » (1). De même, on peut donc s’attendre à ce qu’une monnaie au service du bien commun ait des effets très importants: le souhait, clairement exprimé par l’auteur, est qu’une monnaie au service du bien commun favorise la coopération, ce qui est très louable.
Malheureusement, l’auteur semble ne s’intéresser qu’aux monnaies locales. À une époque où l’économie devient mondialisée, ne faudrait-il pas mieux réintroduire des monnaies communes aux échelles nationales? C’est en effet à cette échelle que s’est développée la coopération. Après mon intervention à l’école des mines, l’économiste Jacques Sapir a parlé longuement de souveraineté nationale. Dans son livre, Derudder parle d’espace économique dédié au bien commun (EEBC), mais ne parle pas de nation. Les entrepreneurs craindraient-ils toute souveraineté nationale?
Un des lois les plus fondamentales de la biologie, entièrement vérifiée quantitativement, est la loi dite de sélection de parentèle. Elle nous dit que le degré de coopération entre deux êtres vivants est proportionnel au nombre de leurs gènes communs. Elle explique la coopération entre deux fourmis d’une même fourmilière ou entre deux abeilles du même essaim.
Chez l’homme, où les échanges sont devenus culturels, la coopération est proportionnelle au degré de culture commune. Celle-ci s’observe principalement à l’échelle nationale parce que les individus d’une même nation ont une histoire commune. Celle-ci se traduit généralement par une langue commune. On doit donc s’attendre à un maximum de coopération à l’échelle nationale. Un des effets de la mondialisation est le mélange des cultures. Cela implique une dégradation de la coopération. Si une monnaie complémentaire devient nécessaire pour renforcer la coopération, n’est-ce pas à l’échelle nationale qu’il faudrait l’introduire pour avoir le plus de chance de succès?
Manifestement, l’auteur a une certaine réticence vis à vis de toute action de l’État. Il est vrai que la création de monnaie par l’État a toujours eu mauvaise presse. Ceci est dû au fait qu’historiquement les États ont payé leurs dettes en créant de la monnaie, ce qui lui faisait perdre de la valeur. Ce ne serait plus le cas pour une monnaie d’État en concurrence avec une monnaie internationale. Nos dirigeants n’ont pas d’autres mots à la bouche que ceux de « concurrence libre et non faussée », mais lorsqu’il s’agit de monnaie, il n’est plus question de concurrence, sauf à l’échelle locale où elle reste inoffensive!
Un des biens communs fondamentaux est l’éducation. Imagine t’on payer les enseignants en monnaie locale? Ce serait revenir à une éducation à la carte, différente d’une région à une autre. Un État qui n’a plus d’éducation commune n’a plus de culture commune: ses membres cessent de coopérer. Favoriser les monnaies locales par rapport à une monnaie nationale, c’est favoriser la coopération à l’échelle régionale aux dépens de la coopération à l’échelle nationale.
Cette question d’échelle est très importante. On la retrouve en biologie sous le nom de différenciation cellulaire. Ce processus essentiel permet de distinguer les cellules du foie de celles du poumon ou du cœur. Mais lorsque la différenciation se fait à toute petite échelle, elle devient pathologique: on lui donne le nom de cancer. Pour une analogie entre nos sociétés actuelles et le cancer, voir mon billet 67.
En conclusion, ma réponse à Philippe Derudder est: oui pour une monnaie au service du bien commun, mais à l’échelle nationale pas à l’échelle locale.
(1) Michel Aglietta et André Orléan, La violence de la monnaie, PUF, 1982.