127 – Une monnaie au service du bien commun

Il est assez rare de voir un entrepreneur défendre la notion de bien commun. C’est pourtant ce que fait Philippe Derudder dans son dernier livre intitulé « Une monnaie au service du Bien commun (éditions Yves Michel). Il est intéressant de voir que l’auteur y propose une économie à double monnaie, comme je l’ai fait moi-même à l’école des mines de Paris (billet 120).

Philippe Derudder est connu pour son soutien aux monnaies locales complémentaires à travers son association AISES. Le lecteur trouvera dans son livre une description très pédagogique des propriétés de la monnaie. C’est ainsi que, dans une petite histoire, un billet de banque reconnu faux est déchiré après avoir permis à un certain nombre de personnes de payer leurs dettes. Tout ceci n’étonnera pas un scientifique qui sait que la monnaie a les propriétés formelles d’un catalyseur en chimie. De même qu’un catalyseur est régénéré à la fin d’une réaction, toute monnaie empruntée est rendue une fois que l’investissement a porté ses fruits.

Mélangez un volume d’oxygène à deux volumes d’hydrogène: rien ne se passe. Ajoutez au mélange un petit morceau de platine: le mélange explose. Il n’est donc pas surprenant que certains auteurs parlent de « violence de la monnaie » (1). De même, on peut donc s’attendre à ce qu’une monnaie au service du bien commun ait des effets très importants: le souhait, clairement exprimé par l’auteur, est qu’une monnaie au service du bien commun favorise la coopération, ce qui est très louable.

Malheureusement, l’auteur semble ne s’intéresser qu’aux monnaies locales. À une époque où l’économie devient mondialisée, ne faudrait-il pas mieux réintroduire des monnaies communes aux échelles nationales? C’est en effet à cette échelle que s’est développée la coopération. Après mon intervention à l’école des mines, l’économiste Jacques Sapir a parlé longuement de souveraineté nationale. Dans son livre, Derudder parle d’espace économique dédié au bien commun (EEBC), mais ne parle pas de nation. Les entrepreneurs craindraient-ils toute souveraineté nationale?

Un des lois les plus fondamentales de la biologie, entièrement vérifiée quantitativement, est la loi dite de sélection de parentèle. Elle nous dit que le degré de coopération entre deux êtres vivants est proportionnel au nombre de leurs gènes communs. Elle explique la coopération entre deux fourmis d’une même fourmilière ou entre deux abeilles du même essaim.

Chez l’homme, où les échanges sont devenus culturels, la coopération est proportionnelle au degré de culture commune. Celle-ci s’observe principalement à l’échelle nationale parce que les individus d’une même nation ont une histoire commune. Celle-ci se traduit généralement par une langue commune. On doit donc s’attendre à un maximum de coopération à l’échelle nationale. Un des effets de la mondialisation est le mélange des cultures. Cela implique une dégradation de la coopération. Si une monnaie complémentaire devient nécessaire pour renforcer la coopération, n’est-ce pas à l’échelle nationale qu’il faudrait l’introduire pour avoir le plus de chance de succès?

Manifestement, l’auteur a une certaine réticence vis à vis de toute action de l’État. Il est vrai que la création de monnaie par l’État a toujours eu mauvaise presse. Ceci est dû au fait qu’historiquement les États ont payé leurs dettes en créant de la monnaie, ce qui lui faisait perdre de la valeur. Ce ne serait plus le cas pour une monnaie d’État en concurrence avec une monnaie internationale. Nos dirigeants n’ont pas d’autres mots à la bouche que ceux de « concurrence libre et non faussée », mais lorsqu’il s’agit de monnaie, il n’est plus question de concurrence, sauf à l’échelle locale où elle reste inoffensive!

Un des biens communs fondamentaux est l’éducation. Imagine t’on payer les enseignants en monnaie locale? Ce serait revenir à une éducation à la carte, différente d’une région à une autre. Un État qui n’a plus d’éducation commune n’a plus de culture commune: ses membres cessent de coopérer. Favoriser les monnaies locales par rapport à une monnaie nationale, c’est favoriser la coopération à l’échelle régionale aux dépens de la coopération à l’échelle nationale.

Cette question d’échelle est très importante. On la retrouve en biologie sous le nom de différenciation cellulaire. Ce processus essentiel permet de distinguer les cellules du foie de celles du poumon ou du cœur. Mais lorsque la différenciation se fait à toute petite échelle, elle devient pathologique: on lui donne le nom de cancer. Pour une analogie entre nos sociétés actuelles et le cancer, voir mon billet 67.

En conclusion, ma réponse à Philippe Derudder est: oui pour une monnaie au service du bien commun, mais à l’échelle nationale pas à l’échelle locale.

(1) Michel Aglietta et André Orléan, La violence de la monnaie, PUF, 1982.


125 – Quand les oiseaux n’éduquent plus leurs enfants.

Le biologiste Konrad Lorentz (1903-1989) avait remarqué que, lorsqu’ils deviennent très nombreux, les oiseaux n’éduquent plus leurs enfants.

Les oiseaux font partie des animaux les plus évolués de la création, peu après les mammifères. Comme les singes, ils sont capables d’imitation. Cela leur permet d’éduquer leurs enfants. Ainsi, chaque famille a un chant particulier qui la distingue des autres familles. Les biologistes ont montré que l’imitation peut provoquer des comportements altruistes, grâce à une sélection de parentèle dite culturelle.

Par exemple, à l’approche d’un aigle, un petit oiseau va pousser des cris. Ce faisant il attire l’attention de l’aigle sur lui et met sa vie en danger. Ce comportement ne peut en aucun cas être d’origine génétique car, s’il l’était, il entraînerait rapidement la disparition du gène en question. Il est donc nécessairement de type culturel (il se transmet par imitation). Il permet la sauvegarde de l’espèce dans son ensemble.

Un comportement altruiste implique un comportement social. Ce dernier est particulièrement visible chez les oiseaux migrateurs lorsque, à l’automne, ils se réunissent avant d’affronter la traversée d’une mer. Un tel comportement est utile à la conservation de l’espèce. Si, par contre, un comportement social met l’espèce en danger, la sélection naturelle dite de parentèle va tendre à l’éliminer.

Lorsqu’une espèce d’oiseaux devient très nombreuse, elle épuise ses ressources en nourriture et met son existence en danger. La sélection de parentèle va tendre à éliminer ce comportement. Dans la mesure où le choix de la nourriture est un comportement culturel transmis par l’éducation, un bébé non-éduqué aura plus de chances d’adopter une nourriture différente de celle de ses parents. Cela expliquerait pourquoi, lorsqu’ils sont très nombreux, les oiseaux n’éduquent plus leurs enfants.

En serait-il de même pour l’espèce humaine? Cela parait fort probable. En une ou deux générations, quelques tracteurs ont remplacé des centaines d’ouvriers agricoles. On ne lit plus, on écoute la radio ou on regarde la télévision. On n’écrit plus, on envoie des textos en sms. On ne compte plus, on prend sa calculette. Lire, écrire, compter sont devenus des savoirs d’un autre âge. Nous sommes devenus entièrement dépendant de la technique.

Celle-ci a permis à notre espèce de se multiplier à une vitesse sans précédent. Malheureusement, elle provoque l’épuisement de nos ressources fossiles, la perte de notre biodiversité et le réchauffement climatique. Aujourd’hui on ne transmet plus que des savoirs liés à la technique. On oublie d’apprendre à penser. Notre élite ne cherche plus à comprendre, mais à développer des technologies nouvelles. Continuer à transmettre ces savoirs ne met-il pas notre espèce en danger?

Il fut un temps où faire des études supérieures garantissait un emploi. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Des études longues et coûteuses n’apparaissent plus comme une nourriture culturelle aussi attrayante. Certains jeunes font des études supérieures, d’autres s’arrêtent après le bac. Dans une société qui risque de s’effondrer, peut-on dire aujourd’hui ceux qui s’en sortirons le mieux? Si, génétiquement, nous ne formons qu’une seule espèce, culturellement nous en formons de nombreuses. La sélection de parentèle culturelle décidera de l’avenir de nos enfants.

L’histoire nous apprend qu’il y a eu un précédent. Peu avant Jésus-Christ, Jules César parlait et écrivait couramment latin et grec. Trois siècles plus tard, l’empereur Maximilien 1er écrivait mal le latin et ne connaissait pas le grec. En 518 après J.-C., l’empereur byzantin Justin 1er ne savait ni lire ni écrire. Quand j’étais petit, on m’apprenait la chanson: « Le bon roi Dagobert a mis sa culotte à l’envers… ». Ce n’est qu’avec Charlemagne qu’on réalise enfin l’importance de l’éducation. Peu avant sa mort, il s’efforçait d’apprendre à lire.

De même que la disparition d’une population animale s’identifie à la disparition de ses gènes, de même, la fin d’une civilisation s’identifie à la fin de sa culture. La fin de l’empire romain nous en donne une illustration. Il est temps de le comprendre et de changer la manière dont nous éduquons nos enfants. Survivront ceux qui auront les connaissances fondamentales nécessaires à la reconstruction d’une société, au dépens de ceux qui n’auront que des connaissances techniques.


124 – Le mouvement de la décroissance.

Mon précédent billet a suscité trop de réactions pour que je puisse y répondre individuellement. J’ai en effet eu tort d’appliquer les notions d’efficience et de résilience à des technologies comme le nucléaire ou les éoliennes. Pour être plus exact, ces notions s’appliquent non pas aux technologies mais à leurs utilisateurs.

Dans mon livre intitulé « Thermodynamique de l’évolution », j’explique longuement comment, chez l’homme, l’évolution génétique a été supplantée par une évolution beaucoup plus rapide, dite culturelle. Il existe donc des cultures K et des cultures r. En période de croissance, la sélection naturelle favorise les cultures les plus efficientes, les cultures K. En période de crise, elle favorise des cultures plus résilientes, les cultures r. Vous pouvez aisément déterminer de quel type est votre propre culture. Suivant que vous préférez l’énergie nucléaire ou les éoliennes, vous êtes de culture K ou de culture r.

Grâce aux technologies pétrolières, la population du globe va bientôt atteindre 8 milliards d’habitants. Les prévisions du Club de Rome prévoient 9 milliards en 2030. Cet accroissement a non seulement provoqué un réchauffement climatique dont beaucoup s’inquiètent, mais aussi une perte de biodiversité dont on oublie trop facilement la gravité. Nous entrons clairement dans une phase de crises dont un nombre croissant d’individus pensent qu’elle peut conduire à un effondrement de civilisation.

Supposons maintenant que les centrales nucléaires se multiplient et remplacent nos sources d’énergie actuelles ou même les surpassent. Si c’est le cas, que deviendra la population mondiale en 2030? Que deviendra la biodiversité? Les énergies éoliennes sont soutenues par une association appelée Négawatt. Le nom de l’association en indique clairement la philosophie. C’est ce que j’appelle une culture r. Les lois de la biologie nous disent qu’en phase de crises les mouvements de culture r ont plus de chance de survie que ceux de culture K.

Un bon exemple de mouvement de culture r est le mouvement de la « décroissance ». Ce mot peut malheureusement prêter à confusion: individuellement, un être vivant, plante ou animal, ne décroit jamais: il croit puis il meurt pour être remplacé par d’autres. Il en est de même des entreprises économiques. Par contre une population, ou un certain nombre d’entreprises indépendantes peuvent décroître. Il est clair que le débat entre la croissance et la décroissance est en fait un débat entre la culture K et la culture r.

La philosophie de la culture r est parfaitement décrite dans un mensuel qui porte le nom de « La décroissance ». Il n’est donc pas surprenant que ce mensuel comporte une rubrique contre l’énergie nucléaire. Une autre rubrique, intitulée « La simplicité volontaire », illustre très bien la différence entre une société complexe, optimisée pour son efficience et une société plus simple, optimisée pour sa résilience. Alors que la première est susceptible d’effondrement, la seconde a plus de chances de survivre durant une phase de crises.

Parmi les ouvrages publiés dans la mouvance de la « décroissance », j’aimerais en citer un auquel j’ai personellement participé. Il s’intitule « Le progrès m’a tuer ». Je trouve ce titre particulièrement bien choisi. D’abord il désigne clairement le coupable qu’on appelle communément le « progrès », c’est-à-dire le progrès technique. En évoquant le « Omar m’a tuer » de l’affaire Omar Raddad, il montre aussi l’inculture de la victime. Bien que celle-ci soit née dans une société capable d’aller dans l’espace, cette même société n’a pas jugé rentable de l’éduquer.

J’ai personnellement contribué à ce livre sous la forme d’un petit texte intitulé « La poule aux œufs d’or » (voir billet 84). Ce texte exprime mon inquiétude de toujours face au financement de la recherche scientifique et technique. Je pense que, comme dans la fable de Jean de La Fontaine, on est en train de tuer la poule aux d’œufs d’or. J’en ai explicité les raisons dans mon billet 122. La fable de La Fontaine est une fable sur l’avarice: on veut éviter le coût de l’éducation, jugée trop chère. Mais sans éducation et recherche fondamentale, on tue la poule qui a engendré le progrès technique.

Le coût de l’information apparait comme une variable fondamentale. Dans toute structure dissipative, l’avantage est à l’élément qui possède le plus d’information. Plus on possède d’information plus on est capable d’en acquérir. Il s’en suit rapidement une très grande disparité des connaissances comme des richesses: ce sont les inégalités sociales. Elles excluent rapidement de l’économie une bonne partie de la population.

Il y a bien des façons de manipuler l’information en sa faveur. L’une d’entre elles est très bien décrite par le grammairien américain Noam Chomsky dans son livre intitulé « The manufacture of consent » (La manufacture du consentement). Une autre, tout aussi insidieuse, est la publicité. Le mouvement de la décroissance est lui-même issu d’un mouvement contre la publicité, né aux États-Unis (pub-busters) puis venu en France sous le nom de « casseurs de pub ».

Le lecteur pourra illustrer ce billet en visionnant l’intervention de Sylvestre Huet, juste avant ma présentation à l’école des mines, puis en lisant la chronique de Stéphane Lhomme dans le numéro 149 du mensuel « La Décroissance » (mai 2018).


123 – L’efficience et la résilience.

Nous avons vu que les sociétés humaines évoluent suivant des cycles de transformations au cours desquels elles mémorisent de l’information qui leur permet d’améliorer leur bien être en dissipant davantage d’énergie. C’est le progrès scientifique et technique. Dans mon billet 121, j’ai montré que ce processus a un rendement analogue au rendement de Carnot d’une machine thermique. Il est d’autant plus grand que l’accroissement d’énergie dissipée par bit d’information mémorisée est élevé. Ce rapport mesure le progrès dit technique. Il exprime la température de sa « source chaude ».

Mais plus une société dissipe de l’énergie, plus elle fait évoluer son environnement. Elle ne peut se maintenir qu’en mémorisant constamment de l’information nouvelle. Elle le fait grâce à la recherche dite fondamentale. L’énergie requise par bit d’information nouvelle supplémentaire représente la température de sa source froide. Plus celle-ci croît, plus le rendement de Carnot de la société décroît. Pour maintenir un bon rendement de Carnot, une société doit développer sa recherche fondamentale tout en évitant de dissiper trop d’énergie, c’est-à-dire en limitant ses développements techniques aux besoins fondamentaux: ceux qui améliorent le bien-être de chacun.

Pour les lecteurs qui trouve ce raisonnement trop abstrait, j’ai décrit mon expérience personnelle dans mon billet 122. Bien qu’ayant effectué mes recherches au sol, j’ai toujours été en contact étroit avec la recherche spatiale, et j’ai montré à quel point je trouvais le coût de cette recherche excessivement élevé. D’autres lecteurs trouveront cette approche trop personnelle et subjective.

Je propose aujourd’hui une troisième approche intermédiaire entre la physique (le rendement de Carnot) et la vie de tous les jours (mon expérience personnelle). Cette approche repose sur la biologie. Tous les écosystèmes oscillent entre l’efficience et la résilience. Cela correspond à deux types de sélection naturelle appelés sélection K et sélection r [1]. La sélection K favorise les organismes les plus efficients, tandis que la sélection r favorise les plus résilients. Le physicien danois Per Bak a montré que c’est une propriété générale de tous les systèmes auto-organisés qu’il a baptisée « criticalité auto-organisée ». Cette propriété s’applique aux sociétés humaines.

Je pense que nos sociétés occidentales viennent de traverser une période de sélection K. Celle-ci favorise les sociétés qui dissipent l’énergie avec le plus d’efficacité. Elle a favorisé l’essor de l’aviation, puis de la recherche spatiale. La sélection K favorise la formation de gros organisme, ceux-ci dissipant plus d’énergie que les petits. Elle a ainsi favorisé la création de la communauté européenne. De telles sociétés ne peuvent se maintenir qu’en mémorisant toujours plus d’information. Cela explique le développement de l’informatique et la loi de Moore. Mais plus une société mémorise d’information, plus elle devient complexe et nous avons vu que plus une société devient complexe, plus elle a tendance à s’effondrer.

En s’effondrant, une société se divise en sociétés plus petites et plus adaptables. Les exemples abondent depuis l’effondrement de l’empire romain jusqu’à l’effondrement du bloc soviétique, en passant par l’effondrement des empires coloniaux. Le même processus s’applique aux sociétés occidentales. Ayant dissipé plus d’énergie que les autres, elles sont plus susceptibles de s’effondrer. C’est hélas le cas de l’union européenne qui, plus récente, reste plus fragile que les autres. On le voit déjà: face au réchauffement climatique, la France et l’Allemagne ont des stratégies différentes.

Du point de vue biologique, l’effondrement d’une société correspond au passage de la sélection K à la sélection r. La première favorise son efficience, la seconde favorise sa résilience, c’est-à-dire sa faculté d’adaptation. Cela s’applique aux sources d’énergie. Pour des raisons d’efficacité, l’énergie nucléaire conduit à la création d’une centaine d’usines tout à fait performantes, mais très peu résilientes: elles sont à la fois couteuses à installer et couteuses à entretenir. En cas d’incident, des régions étendues peuvent se retrouver privées d’électricité.

Potentiellement beaucoup plus nombreuses et dispersées, les éoliennes sont bien plus résilientes. Faciles à entretenir et à remplacer, elles s’adaptent à la demande. Le développement récent d’éoliennes maritimes flottantes améliore encore leur efficacité et leur résilience. Il est curieux de constater que la France, qui dispose de côtes étendues, s’attache à l’énergie nucléaire alors que l’Allemagne, qui n’en dispose pas, y renonce. Enfin les partisans de l’énergie nucléaire mentionnent que les éoliennes utilisent des aimants permanents contenant des terres rares alors qu’il s’agit de matériaux recyclables tandis que l’uranium, dont l’approvisionnement pose tout autant de problèmes, est un matériau consommable.

Cela nous conduit au cœur du débat politique qui est celui de la croissance économique face à un mouvement encore très minoritaire, dit de la « décroissance ». Je reviendrai sur ce débat dans un prochain billet.

[1] Voir mon livre: « Thermodynamique de l’évolution », section 6.4.


122 – Le coût du progrès scientifique et technique.

À la section 2.5 de mon livre « Thermodynamique de l’évolution » (bas de la page 36), j’ai écrit que les sociétés humaines « s’auto-organisent en formant un cerveau global capable de mémoriser toujours plus d’information. Cette information leur permet de dissiper de plus en plus d’énergie. C’est ce que nous appelons le progrès scientifique et technique ».

Dans mon récent exposé à l’école des mines, j’ai dit qu’un réseau neuronal reçoit de l’information de sa source froide: c’est le cas du cerveau global que forme notre société. Dans mon précédent billet j’ai montré que la température de cette source froide peut s’exprimer en Euros dépensés par bits d’information mémorisée. Cela soulève le problème du coût de la recherche scientifique. Plus ce coût est important, plus la température de notre source d’information est élevée et plus le rendement de Carnot de notre société est bas. Mon précédent billet suggère que les sociétés humaines s’effondrent lorsque leur rendement de Carnot est trop bas. Cela me donne l’occasion d’évoquer ici quelques traits de ma carrière scientifique personnelle.

J’ai débuté ma carrière scientifique sous la direction de Jacques Blamont, un des pères de la recherche spatiale en France. Tandis que les chercheurs de son laboratoire montaient leurs expériences sur des ballons ou des fusées, j’ai préféré étudier le soleil depuis le sol. J’ai monté ma propre expérience derrière la lentille de 25 cm de diamètre qui équipait le petit sidérostat de l’Observatoire de Marseille au centre ville. Quatre ans plus tard, j’avais des résultats publiables, tandis que les ballons de mes camarades éclataient en vol ou leurs fusées s’écrasaient au sol. C’était une époque héroïque, où l’on payait déjà cher le coût de la complexité.

Après avoir créé le laboratoire d’astrophysique de l’université de Nice ou nous avons développé l’héliosismologie, je suis parti aux États-Unis pour y développer l’optique adaptative. Celle-ci permet de compenser les effets optiques de la turbulence atmosphérique et de concurrencer, au moins partiellement, l’observation dans l’espace. C’était l’époque où le télescope spatial Hubble a été lancé. On s’est alors aperçu qu’il ne marchait pas. Une erreur avait été faite produisant ce qu’on appelle une aberration de sphéricité. Il était de plus mal aligné. Il a fallu construire et installer en orbite une optique correctrice. Mon équipe a été parmi celles qui ont déterminé les corrections à faire.

L’optique adaptative nous a permis de voir en infra-rouge ce que le télescope Hubble voyait dans le visible. Parfois nous avons eu la primeur d’une découverte, confirmée ensuite par Hubble, comme l’anneau autour de l’étoile GG Tau dont l’image est en tête de ce blog. Le plus souvent nous n’avons fait que détecter en infra-rouge ce que le télescope spatial voyait déjà dans le visible. C’est le cas par exemple de l’anneau de Neptune et de son satellite Protée. Dans certains cas, l’observation en infra-rouge nous a donné un avantage décisif: nos images infra-rouge des nuages de Neptune ont été affichées dans les couloirs de la NSF qui concurrençait ainsi la NASA.

Il n’est pas question de dénier ici les apports de la recherche spatiale. Ils sont sans commune mesure avec ce que nous avons pu faire au sol. Mais si vous divisez cet apport, mesuré en bits d’information publiées, par le coût de la mise en orbite suivie de la réparation d’un télescope dans l’espace, alors la recherche spatiale risque de faire triste figure. Si vous pensez maintenant au 800 millions d’individus qui souffrent toujours de la faim dans le monde, en quoi a t’on amélioré leur sort? Les scientifiques n’ont-ils pas une part de responsabilité?

Je n’ai décrit ici que le domaine de recherche que je connais pour y avoir participé. Il est facile d’imaginer qu’il en est de même de la recherche nucléaire. Je ne parle pas seulement des recherches sur la fission mais aussi de celles sur la fusion menée dans le sud de la France, notre pays s’étant spécialisé dans ce domaine. A t’on jamais essayé de mesurer leur coût en bits d’information utile par Euro d’argent dépensé?

Sylvestre Huet a introduit les exposés présentés à l’école des mines (billet 120) en se moquant du grand public qui pense que les usines nucléaires produisent des gaz à effet de serre. Cela montre en effet l’état de l’éducation en France: le nombre d’Euros dépensé par bit d’information assimilée confirme que notre société a bien un problème de source froide. Mais ce n’est pas ce que Huet voulait dire. Pour lui notre société a un problème de source chaude, notre source d’énergie, et le nucléaire est la solution. Seulement, voilà: le public n’en veut pas.

De même que chacun d’entre nous a un inconscient, le cerveau global de notre société a un inconscient collectif. Le psychiatre Carl Gustav Jung l’a très bien montré. Lorsqu’on parle de nucléaire, cet inconscient collectif lui associe aussitôt des mots comme Hiroshima, Nagasaki, Tchernobyl ou Fukushima et il n’en veut pas. Autrement dit, il remet en question le progrès scientifique et technique. Cet inconscient nous dit que nos problèmes de société sont liés au progrès scientifique et technique et doute qu’on puisse résoudre ces problèmes par encore plus de progrès. Mon expérience personnelle du financement de la recherche scientifique et technique me dit que cet inconscient a raison.

Joseph Tainter le confirme: les sociétés humaines s’effondrent par excès de prouesses techniques. La civilisation de l’île de Pâques a survécu à l’éradication de tous ses arbres, mais elle s’est effondrée pour avoir érigé des statues aussi impressionantes qu’inutiles. Notre civilisation survivra aussi bien à la fin du pétrole qu’au réchauffement climatique; mais elle s’effondrera pour avoir voulu la lune, un astre mort, sans utilité pour elle. Les civilisations s’effondrent lorsque le coût qu’elles payent pour l’information scientifique et technique devient trop élevé. Leur rendement de Carnot descend alors trop bas. Des civilisations ayant un meilleur rendement les remplacent.


121 – Le rendement de Carnot d’une société.

Le lecteur assidu de ce blog devrait être maintenant convaincu qu’une société humaine est une structure dissipative: elle s’auto-organise pour dissiper de l’énergie. Le second principe de la thermodynamique impose qu’elle décrive des cycles appelés cycles de Carnot entre une source chaude de température absolue T1 et une source froide de température absolue T2. Dans le cas d’une machine à vapeur, Carnot a montré que son rendement est limité. Sa valeur maximale est donnée par l’expression (T1 -T2)/T1. Plus la différence de température est grande, plus le rendement de Carnot est élevé.

Qu’en est-il d’une société humaine? Nous avons identifié ses cycles avec les cycles économiques et les cycles historiques de Turchin et Nefedov (billet 90). Qu’en est-il de sa température? Par analogie avec les fluides, nous avons défini la température d’une économie comme étant l’énergie dissipée par unité monétaire. On peut, de même, définir la température d’une société comme étant l’énergie qu’elle dissipe par bit d’information mémorisée. Dans ce qui suit, nous supposerons fixe le coût de l’énergie. C’est ce qui se passe si on indexe la monnaie sur l’énergie disponible, ce qu’il faudrait faire pour une monnaie internationale comme l’Euro. On peut alors mesurer l’énergie en Euros (son coût) et examiner le rôle de l’information autre que monétaire.

Dans mon exposé à l’école des mines (diapo 11), j’ai montré qu’un réseau neuronal tel qu’une société humaine reçoit de l’énergie de sa source chaude et de l’information de sa source froide. Cela signifie que la température de la source chaude peut s’exprimer en Euros d’énergie fournie par bits d’information mémorisée. Celle de la source froide est mesurée en Euros dépensés par bit d’information reçue. Dans les deux cas, elle est mesurée en Euro/bit.

Pour un débit d’énergie donné (mesuré en Euros par an), moins la source chaude nécessite d’information mémorisée, plus sa température est élevée. Cela favorise les sources d’énergies « low tech » [1]. Le développement et la maintenance d’une centrale nucléaire requiert beaucoup de technicité (beaucoup de bits d’information par Euro d’énergie fournie), ce qui réduit la « température de cette source chaude » (moins d’Euro d’énergie par bit d’information). De ce point de vue les éoliennes sont mieux placées parce que moins complexes. Elles produisent plus d’Euros d’énergie par bit d’information mémorisée. Leur « température » est donc plus élevée.

De même, plus la source froide fournit d’information à faible coût, plus sa température est basse. Dans ce cas le problème est celui du coût de l’éducation. Plus le coût de l’éducation est faible plus la température de la source froide est basse (peu d’Euros/bits). En résumé, le rendement de Carnot d’une société peut s’écrire:

r = (coût de maintenance – coût de développement)/coût de maintenance

ou, si on se limite au personnel:

r = (salaires – coût de l’éducation)/salaires

Ce rendement tend vers zéro lorsque le salaire d’un jeune employé lui permet tout juste de rembourser ses études.

Dans son livre « The Collapse of Complex Societies » [2], l’anthropologue américain Joseph Tainter montre que plus une société devient complexe plus elle a tendance à s’effondrer. On comprend maintenant mieux pourquoi. La complexité de ses sources d’énergie diminue la « température » de sa source chaude (trop de bits d’information par Euro d’énergie fournie) tandis que la complexité de son éducation augmente son coût, donc la « température » de sa source froide (trop d’Euro par bit d’information enseignée). Ainsi, plus une société devient complexe, plus son rendement de Carnot diminue.

Le travail de Joseph Tainter montre que c’est la cause essentielle de l’effondrement des sociétés. Il nous invite à reconstruire une société moins complexe, dotée d’un système éducatif à la fois plus performant et moins onéreux.

[1] Philippe Bihouix. L’âge des low tech, Seuil, 2010.
[2] Joseph Tainter. The collapse of Complex Societies, Cambridge U. Press, 1990.


120 – Exposé à l’école des mines de Paris

Le lecteur intéressé pourra consulter les diapos de mon exposé en cliquant sur:

Thermodynamique et économie

(cliquer les images pour les faire défiler).

Pour une copie des fichiers en format pdf, cliquer sur:

Copie de mes diapos

Une vidéo de l’ensemble des exposés est disponible sur le site internet de
DynamOSE à l’adresse suivante:

http://dynamose.org/2018/02/09/thermodynamique-mondialisation-souverainete-quelle-europe-pour-quelle-transition-ecologique-et-economique-dans-une-france-et-un-monde-en-crise-systemique/

L’enregistrement de la conférence avec segmentation se trouve ici: http://www.youtube.com/channel/UCh6LnOjbykU8h4VSOsV4_Zw


119 – Prochaine conférence

le 12 avril 2018 à 18h45, à l’École des Mines de Paris, 60 Bd. Saint Michel, l’association Dynamose organise un évènement annuel sur le thème « Thermodynamique, Mondialisation & Souveraineté: Quelle Europe pour quelle transition écologique et économique dans une France et un monde en crise systémique? » auquel participera l’économiste Jacques Sapir. Je ferai moi-même un exposé sur le sujet: « Thermodynamique et démondialisation ». Inscriptions sur le site de l’association Dynamose. L’exposé sera enregistré et publié sur Youtube.


118 – Les cycles séculaires et la monnaie

Dans mon billet précédent, j’ai tenté de montrer que nos sociétés dites occidentales, principalement européennes, viennent de traverser un cycle de 120 ans semblable aux cycles historiques de Turchin et Nefedov billet 90. Les économistes considèrent en général des cycles nettement plus courts tels que les cycles de Kuznets (15 à 25 ans) ou de Kondratiev (40 à 60 ans). Une raison plausible est qu’ils n’ont pas jusqu’ici disposé de données économiques sur une durée suffisamment longue. Les travaux plus récents de Thomas Picketty changent les choses.

Dans son livre (1), il montre le rapport capital/revenu de 1870 à 2010 pour trois nations européennes: l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni. Ces courbes sont reproduites ici avec l’indication des périodes traversées. On voit qu’elles sont très semblables, confirmant que ces trois économies se sont bien synchronisées, montrant le début du phénomène de mondialisation.

figure de Piketty

La première guerre mondiale correspond à une chute brutale du rapport capital/revenu. La phase de dépression indique une légère remontée suivie d’une nouvelle chute liée à la deuxième guerre mondiale. La phase d’expansion, dite des 30 glorieuses, se caractérise par un rapport capital/revenu très bas. La phase de stagflation correspond à une remontée du rapport capital/revenu, sans toutefois atteindre ses valeurs de 1910. Il pourrait les atteindre durant la phase de crise actuelle.

Comment interpréter ces résultats? Dans mon billet 90, j’ai identifié les cycles séculaires de Turchin et Nefedov à des cycles autour d’un point critique. La chute brutale du rapport capital/revenu, de 1910 à 1920, correspond clairement à une transition de phase abrupte. De même, la lente remontée observée de 1950 à 2010 correspond à une transition continue. On peut donc s’attendre à une nouvelle chute brutale du rapport capital/revenu d’ici 2040. Il est intéressant de constater que tous les pics identifiés par le Club de Rome ont effectivement lieu entre 2010 et 2040, c’est-à-dire durant la phase de crises. La production économique mondiale culminerait en ce moment. Elle serait suivie d’un pic de la population vers 2030. Si tout se passe comme prévu, la phase de crises se terminera par un pic de la pollution vers 2040.

Per Bak compare le processus de criticalité auto-organisée à la formation d’un tas de sable. On peut identifier ici les propriétés du sable avec celles de la monnaie. De même que le sable peut s’accumuler pour former un tas, la monnaie peut s’accumuler pour former un patrimoine. Lorsque la pente du tas de sable atteint une certaine valeur critique, alors des avalanches de sable apparaissent, réduisant la hauteur du tas de sable. De même, lorsque le patrimoine devient trop élevé, des avalanches de monnaie tendent à le réduire. C’est bien ce que montrent les courbes de Picketty.

Comme l’a montré Robert Ulanowicz, on retrouve un processus similaire dans les écosystèmes pour lesquels il définit une mesure d’interconnectivité. Dans nos sociétés, la fraction α de revenu annuellement capitalisée pourrait jouer le rôle de l’interconnectivité. Ulanowicz a montré que la robustesse d’un écosystème est maximale pour α=1/e, où e=2.718 est la base des logarithmes népériens. De même, la robustesse d’une société pourrait être maximale lorsqu’elle capitalise une fraction de son revenu annuel de l’ordre de 1/e. Cela signifie qu’en capitalisant 2,7 années de son revenu, chacun serait capable de subvenir aux aléas normaux de l’existence. Il y aurait ainsi un patrimoine critique de l’ordre de 2,7 années de revenu au delà duquel le risque que certains tentent de couvrir n’est plus que celui de l’effondrement de la société. Mais, comme le sable qu’on entasse, plus on accumule de capital plus le risque d’effondrement devient élevé.

Il est intéressant de constater que cette condition de stabilité a été approximativement réalisée durant la phase de dépression et celle d’expansion. En accroissant la « pente du tas de sable », la politique économique destinée à combattre la stagflation qui a été menée depuis 1980, nous a tout naturellement conduit à une phase de crises.